T’AS DE BEAUX YEUX, TU SAIS …

Dans une interview à l’occasion de la promotion du film « Normale » qui vient de sortir sur les écrans, Justine Lacroix (18 ans) avouait qu’avant de le rencontrer, elle n’avait jamais entendu parler de son partenaire Benoit Poelvoorde. Quelques mois auparavant, une étudiante qui faisait un stage à mon bureau me disait que le nom de Fernandel lui était totalement inconnu.  

Il serait ridicule de mesurer l’intelligence ou la culture de quelqu’un en fonction de sa connaissance plus ou moins encyclopédique du cinéma. On peut survivre dans ce monde de brutes sans avoir vu « C’est arrivé près de chez nous », le brulot décapant de Rémy Belvaux et remuer la douce nostalgie d’un paradis perdu sans se repasser le délirant « Schpountz » de Marcel Pagnol. Quoique ça aide. 

Je ne sais pourquoi mais quelques répliques cultes rendent la vie plus respirable comme si elles faisaient partie d’un grand tout étoilé. « T’as de beaux yeux, tu sais ? » (Jean Gabin à Michèle Morgan). « Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est étrange » (Louis Jouvet à Michel Simon). « Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende ! » (« L’Homme qui tua Liberty Valence »). « Good morning, Vietnam ! » (Robin Williams).

A vingt ans ou presque, une ado choisit évidemment d’autres idoles que ce pôvre Fernandel, Gabin et même Poelvoorde, pourtant plus vivant que jamais ! Que sais-je, moi, des stars des séries qui cartonnent sur le Net ou des influenceuses qui entraînent des millions de followers dans leurs passions – ou celles de leurs commanditaires ? Parmi les nouveaux auteurs de films, livres, BD, musique, qui naissent chaque semaine, il se trouve des talents aussi exceptionnels que ceux qui ont remué les lecteurs et spectateurs des autres générations. 

Cependant (vous vous doutiez bien que je n’allais pas lâcher cet os aussi facilement), je suis persuadé que plonger dans les créations du passé booste les plaisirs du présent. C’est ce cocktail qui rend plus fort l’esprit critique, qui illumine le meilleur de ce qui se fait. Les plaisirs de toutes les époques se cognent, s’éclairent, renforcent le taux d’alcoolémie de ce cocktail qui nous permet de survivre.  

Prenez Felix (6 ans). Il est fou du manga Naruto (et de quelques autres). Mais il se jette avec la même passion sur Tintin, Buck Danny et Blondin & Cirage (hé oui). Dans son esprit, il n’y a pas de ligne du temps. Kishimoto Masahi, Hergé, Jijé sont pour lui contemporains. Comme nous prenons le même plaisir aux « Hauts de Hurlevent » ou au « Comte de Monte-Cristo », écrits il y a près de deux cents ans que, au hasard, à « Americanah » de C. N. Adichie ou à la « Cité des Nuages et des oiseaux » d’Anthony Doerr.

Se priver d’une émotion du passé c’est se priver du plaisir de l’instant présent.      

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LES OISEAUX S’ENTETENT

Le dernier rhinocéros mâle de l’espèce des rhinos blancs du Nord vient de disparaître dans la réserve d’Ol Pejeta au Kenya après une longue maladie.

Certains pourraient se dire que l’événement est de peu d’importance face au génocide rwandais qui s’est déroulé non loin de là – le temps que nous détournions les yeux -, ou des massacres qui se poursuivent en direct en Syrie, au Yemen et dans plein d’autres coins de la planète.

Mais toutes ces tragédies ne nous empêchent pas de nous arrêter, émus, bouleversés, par la disparition du dernier mammifère d’une espèce vivante.

Une espèce massacrée tout le siècle dernier par les braconniers et les chasseurs, qui vendaient sa corne comme un piment aphrodisiaque à des crétins en quête de virilité. Exemple des méfaits dévastateurs à la fois des fake news et des obsessions sexuelles.

Pendant ce temps, l’homo sapiens se montre impuissant à régler des bêtes problèmes quotidiens et à empêcher la fin d’une espèce animale alors que nos connaissances scientifiques nous permettent de nous promener dans l’espace, de discerner la poussière dégagée par le Big Bang il y a quatorze milliards d’années et de photographier ou presque des braves gens buvant une petite mousse sur le bord de mer d’une des planètes du système Trappist à 39 années-lumière de la Terre.

On ne peut s’empêcher de remonter à ce jour de moins 33.000 avant notre ère, un lundi je crois, vers 12 h 45, où un de nos ancêtres, qui se dirigeaient vers sa grotte pour casser la croûte avec madame et les enfants, a croisé sur les bords du chemin, le dernier Neandertal, à qui il a refusé un petit morceau de dinosaure en grommelant: « Rentre dans ton bled, étranger ! » Quelques heures plus tard, sortant d’une petite sieste, il a aperçu le corps sans vie de l’ultime représentant de son espèce.

A propos de dinosaures, autre info alarmante de la semaine, la disparition des oiseaux, après celle annoncée des abeilles.

Plusieurs institutions scientifiques françaises ont sonné l’alarme après avoir observé une « véritable catastrophe écologique », la disparition d’un tiers de la population des oiseaux en quinze ans.

Dans « Le Secret de la Licorne », un homme qui vient de se faire abattre rue de Labrador a tout juste le temps de montrer à Tintin trois moineaux en train de picorer, désignant ainsi son assassin. Cette scène appartient au passé : qui peut se vanter d’avoir vu un seul moineau à Bruxelles ?

Pour échapper à l’effacement, jadis, les dinosaures sont devenus oiseaux. En quelle espèce vont-ils se transformer cette fois ? Appel à l’imagination !

Ps : pour ceux qui frissonnent à l’idée des derniers moments de la race humaine, lisez ou relisez ce magnifique classique de Richard Matheson « Je suis une légende » (Folio).

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QUAND LES TERRORISTES SE SERRENT LA CEINTURE

Ils voulaient un état ? Eh bien, ils l’ont, ces pauvres djihadistes, et les soucis s’accumulent. Au début, c’était rigolo. On s’amusait à choisir un drapeau. Celui qu’était pas d’accord avec le chef, il passait à la casserole. Puis, on a imprimé des tas de billets de banques dont on a rempli plein de coffres, une vraie caverne d’Ali Baba. Le premier qui touche à mon trésor, il a un doigt tranché ! a prévenu le chef. Le deuxième, deux doigts. Et ainsi de suite.

Enfin, des timbres. Comme la loi interdit les images mais que le chef voulait être collé sur toutes les cartes postales, le graphiste a eu l’idée de dessiner un rond rose avec une petite houppe. Il y en a un qui a dit : Tiens ? On dirait Tintin. Mais non, c’est le chef, imbécile ! Chez nous à Bruxelles, une tête ronde avec une houppe, c’est Tintin.

Chez nous, tu dis ?

Voilà les premières difficultés. La belle unanimité des combattants se fissure et apparaissent les différences comme les taches sur un mur mal peint. Toi, le Molenbeekois, du vent ! Dans notre brigade, on ne veut que des Tchétchènes. Nous, les gars, on vient d’Algérie. Des pros du terrorisme. Sans nous, vous auriez jamais réussi à créer un nouvel état.

Et puis, il y a les Belges. Toujours gentils, les Belges. Font des blagues. Cirent les pompes du chef. Z’achètent des timbres pour écrire à la famille. Travaillent de 7h 30 à 16 h 30. Consciencieusement et sans se plaindre. Sauf qu’ils ne travaillent qu’une semaine par mois. Vous êtes fous ? demande le chef. Non, c’était comme ça en Belgique. On était aux TEC. Une semaine de travail, trois semaines de grèves. Couvertes par les syndicats. Demandez à M. Goblet. C’est notre chef. Votre chef ? s’étrangle le chef. Et moi, c’est qui ?

C’est comme ça, chef, ou c’est la grève générale ! Bon, soupire le chef. Diriger un état, c’est l’art du compromis. Pardon, pardon, interviennent alors quelques autres Belges. Si vous faites des concessions aux Wallons, faut nous en faire à nous ! Qui c’est vous ? s’étrangle le chef. Nous ? Les Flamands. Nous travaillons tous les jours. Mais en échange d’une villa quatre façades, d’une 4/4 et du droit de recevoir les ordres en néerlandais.

Résultat, le chef a décidé de diviser par deux les salaires de tous les combattants. Grave erreur, mon pauvre Daesh ! Va découvrir le front commun syndical, la grève au finish, la suspension des livraisons de la FN. Et si ça ne suffit pas, la création d’un nouveau parti la N-VA (Nouveaux Voyous d’Allah) qui vont proclamer l’indépendance d’un bout de territoire réservé aux islamistes flamands, avec puits de pétrole et côte maritime.

Envoyer des Belges en Syrie ? Bravo ! Brillante idée des auteurs du programme de déradicalisation ! Et bien plus efficace que les drones.

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LE CORNET S’EFFRITE

La dernière cabine téléphonique du pays a été évacuée de Wilrijk par le camion-balai de Proximus avec la même indifférence que la police de Bruxelles évacue les SDF molestés par d’aimables jeunes gens dans les rues de la capitale.

Si je l’avais su, je me serais précipité à Anvers, dans le district natal de Moussa Dembélé, pour passer un dernier coup de fil, je ne sais à qui mais je l’aurais fait. Evidemment, une fois dans la cabine, le combiné à la main, je me serais rendu compte que mon voyage était sérieusement compromis : faute de carte, utiliser un téléphone public était devenu aussi difficile que faire appel aux services publics. Acheter une carte de téléphone ? L’objet était devenu aussi introuvable qu’un bureau de poste, une loi sur le tax shift, une communication compréhensible sur la circulation dans le nouveau centre piétonnier de Bruxelles ou un dirigeant honnête dans les instances internationales du football.

Si notre opérateur téléphonique avait un peu de poésie ou d’imagination, il aurait laissé une cabine en fonctionnement, une seule, devant laquelle je parie que les gens se seraient pressés comme Tintin, attendant avec impatience que la grosse dame avec chien-chien qui occupe la belle cabine bordeaux des P.T.T. la libère en murmurant « Nous pouvons sortir, Mirza : il ne pleut plus » (Le Secret de la Licorne).

La cabine était un lieu intime, notre dernier refuge secret. Le seul appareil qui n’était pas sous le contrôle de la NSA, des services chinois, russes, allemands, brésiliens ou même belges (pour autant que nos « services » écoutent eux qui n’entendent guère).

On se glissait dans une cabine pour échapper aux parents, donner un rendez-vous galant, organiser une fête discrète, et surtout se raconter des histoires ultra-confidentielles mêlées à des rumeurs terribles à ne pas glisser entre toutes les oreilles. Le temps de la conversation, la cabine formait un univers clos et rassurant, un doux cocon, un retour dans le ventre maternel, la cellule fermée où le moine réussit à se mettre directement en contact avec son Dieu (sans carte prépayée ni opératrice intervenant soudain pour faire ajouter de la monnaie), le domaine où l’on était roi, où l’on avait le droit de tout dire, crier, pleurer ou se chuchoter les choses les plus inavouables, selon son bon plaisir et en toute impunité.

C’était le lieu de l’urgence, où l’on se précipitait parce qu’on ne pouvait pas attendre de parler à son correspondant, à la femme qu’on aime ou celle avec laquelle on vient de rompre et qu’on veut à tout prix rattraper. A la différence du GSM, une île à l’abri du regard, du mouvement, des autres. Le dernier bastion de la solitude a disparu…

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