CLANDESTINE – CHAPITRE PREMIER

Le PREMIER CHAPITRE de CLANDESTINE, le nouveau roman d’Alain Berenboom

Mars 2005…

I. Premier mensonge

À quoi voit-on qu’une femme ment ?

Elle m’a d’abord dit qu’elle s’appelait Iulia.

– Un seul prénom ? m’étonnai-je, le crayon en l’air, en essayant de modérer mon ton ironique.

– Iulia Anastasia, concéda-t-elle.

Elle releva la tête et me fixa droit dans les yeux, les lèvres légèrement pincées. La méthode habituelle des menteurs professionnels. Je la connaissais. Je la pratiquais aussi bien qu’elle – j’étais avocat.

– Et vous êtes russe, bien sûr ?

Je continuais de noter les fables qu’elle me débitait.

Elle hocha la tête. Plus besoin de me la jouer les-yeux-dans-les-yeux, mademoiselle. Elle avait compris que j’avais saisi son truc.

– Russe. Oui, je suis russe, insista-t-elle, boudeuse, s’obstinant à dissiper mes doutes en exagérant son accent chantant mais tout à fait crédible. Je le reconnaissais, c’était aussi celui de ma mère.

Iulia-Anastasia-russe… N’en jetez plus ! Où était-elle née en réalité ? À Kaboul ? À Damas ? À Molenbeek ?

La peau mate, des yeux noirs profonds – des flaques de pétrole brut tout juste jailli du derrick brillant au soleil –, un délicat point de beauté sur la pommette. Des lèvres épaisses plus rouges que des cerises qui ne demandaient qu’à être croquées. Et de longs bras minces, des mains fines et des doigts nerveux qui vibraient à chacune de mes questions – seul signe de tension. Un délicat parfum poivré l’entourait discrètement.

Je retournai la carte de visite qu’elle m’avait remise avant de s’asseoir sur le bord de la chaise, prête à s’envoler si je me montrais désagréable. Au dos, un message court, direct, sans fioritures : « Iulia te dira qu’elle vient de ma part. Aide-la du mieux que tu peux. Et ne ménage pas tes efforts. Les honoraires sont à ma charge. Profites-en. Le business flambe dans le coin. N’oublie pas de dire à ta chère maman combien je pense à elle. Mamouchka, je l’embrasse sur les deux joues. »

Suivi d’une signature illisible, qui ressemblait vaguement à celle d’Errol, dont le nom était imprimé au recto. Errol Marczewski, import-import, suivi de l’adresse d’une boîte postale à Samarcande. J’ignorais que les postes ouzbèkes louaient encore des boîtes anonymes. Mais qu’est-ce que je connaissais de l’Ouzbékistan ?

Je n’avais plus vu Errol depuis au moins dix ans. Était-il revenu d’Asie ? Iulia haussa les épaules en faisant la moue. On s’écartait du sujet. Mais cette carte gribouillée d’une écriture nerveuse excitait ma curiosité. C’était lui l’auteur. Difficile d’en douter. L’allusion à ma mère en était la preuve – il l’appelait Mamouchka et elle avait toujours regretté que ce ne soit pas lui son fils. Elle n’avait cessé de me le répéter pendant toute notre enfance.

Depuis qu’il s’était éclipsé, je ne pouvais empêcher mon esprit de vagabonder à sa recherche. Traînait-il vraiment ses malles quelque part sur la route de la soie ? C’était bien son genre de convoyer des marchandises improbables et de les échanger contre d’autres tout aussi mystérieuses à chaque étape. Étoffes, bijoux, drogue, bagnoles plus ou moins volées, armes. Je l’avais moi-même présenté à quelques fournisseurs, clients ou amis d’amis qui voulaient hâtivement se débarrasser de leurs stocks avant de passer en correctionnelle. On ne résistait pas à Errol. À son charme, mélange de candeur, de chaleur et d’énergie. Et à son sourire qui illuminait tout son visage dès qu’il vous voyait, donnant l’impression que vous étiez la personne la plus importante qu’il ait jamais rencontrée.

J’avais connu Errol à l’école primaire. À peine débarqué dans notre classe (en deuxième ou en troisième), il était tout de suite devenu une star. Auréolé du prestige de rentrer des États-Unis où ses parents avaient fait d’importantes affaires d’export-import – on n’avait jamais très bien su dans quel domaine. Il laissait entendre qu’il valait mieux ne pas l’interroger à ce sujet, genre secret, explosif. En parler nous mettrait tous en danger, famille comprise. Son père venait le chercher dans une grande voiture américaine bicolore qui portait une plaque d’immatriculation de l’État du Colorado (il nous montrait de temps en temps des photos de Denver où il était né).

Parfois sa mère l’accompagnait, une grande blonde qui restait assise dans l’auto, regardant fixement la route à travers des lunettes de soleil opaques. Elle ne bougeait jamais la tête même quand Errol se glissait sur la banquette arrière.

Un jour, j’avais été invité chez eux avec deux autres camarades. On en avait plein les yeux dès l’entrée. Une grille s’ouvrait automatiquement sur un parc qu’on traversait avant d’atteindre une villa cossue qui semblait décorée avec les accessoires d’un film de la MGM. Tapis épais, lampes et appliques dorées, bibelots sur tous les meubles, des plantes qui vous agrippaient au passage. Cinémascope et Technicolor. Au signal de sa maman, on s’assit sur le bord d’un immense sofa. Attendant fesses serrées, un peu stressés, la suite des événements. Sur la table basse, des pâtisseries pour gaver l’école entière et une fontaine de chocolat (une fontaine !). Je n’avais jamais imaginé qu’une telle merveille pût exister. Avec nous, Errol jouait à l’invité comme si tous ces trésors ne lui appartenaient pas. Sa fausse simplicité nous rendait encore plus chèvres.

Errol me fascinait par sa fantaisie et son imagination. À dix ans, il nous poussa à monter une pièce de théâtre qu’il avait écrite et qu’il nous fit répéter toute l’année. Il faisait preuve d’une habileté redoutable pour dénicher des éléments de décor et du matériel technique. Le directeur nous laissa disposer de la grande salle de l’école. Errol assurait la mise en scène et un des rôles principaux. Ce fut un triomphe. Au troisième rappel, il nous fit signe de rester en coulisses. La salle se leva pour l’acclamer quand il revint seul en scène. Puis ce sacré cabotin nous mit dans sa poche avec une cascade de gâteaux et de limonades qui nous attendaient en coulisses à la fin du spectacle. Comment lui en vouloir ? L’année suivante, il organisa un ciné-club. On suppose que son père payait la location des bobines. Sa sélection était bizarre. Je me souviens avoir vu un film muet de Buster Keaton, le Magicien d’Oz avec Judy Garland et Robinson Crusoé dans la version de Buñuel (dont une scène m’a marqué, celle où Robinson, vêtu d’une robe et de bijoux, trouvés dans une malle d’osier échouée sur la plage, danse devant les yeux effarés de Vendredi).

Au cours de la dernière année, Errol disparut du jour au lendemain de la classe, un mois avant les examens. Plusieurs semaines plus tard, je reçus une carte postale du Texas m’expliquant que son père avait dû repartir dare-dare aux États-Unis, because business, et qu’il espérait me retrouver très vite. Vite ? En réalité, son absence dura plusieurs années pendant lesquelles il m’informait, toujours par voie de cartes postales, des villes où il vivait, ses écoles, ses progrès en basket, ses cours de karaté, puis l’orchestre qu’il avait formé avec trois copains (la carte reproduisait une image floue en noir et blanc de quatre chevelus au-dessus de la mention The Asteroids en lettres fluo. Malgré mes efforts et une loupe, impossible de distinguer lequel était Errol pour autant qu’il figurait sur l’image.

Sans l’effacer tout à fait de ma mémoire, je perdis peu à peu le souvenir de notre intimité. Entretemps, les tentations de l’adolescence vinrent effacer les images jaunies de notre enfance. Au fil des ans, ses messages s’espacèrent, deux fois par an, puis juste à Noël. Envoyés des États-Unis où il changeait d’État à chaque carte, puis d’Amérique latine, quelques mots banals, sans l’adresse de l’expéditeur.

Il avait cessé de me donner de ses nouvelles depuis longtemps lorsque je tombai sur lui au détour d’un couloir de la faculté de droit. Je n’aurais jamais reconnu mon adorable camarade d’école dans ce barbu, à l’épaisse chevelure crépue en désordre et aux lunettes à montures épaisses d’un vert criard, s’il ne s’était approché de moi en me lançant : « Alors, on ne s’embrasse plus, Cyrille ? » Il mit sa main sur mon bras. Devant mon air stupéfait, il éclata de rire. « C’est moi… Errol ! Tu m’as oublié ? Non ! Pas toi ! »

Il me fallut quelques secondes pour retrouver mes esprits et de balbutier : « Que fais-tu ici ? » La seule question qui me vint en tête.

– Voyons, je te cherchais !

Toujours son désarmant sourire. Peu à peu, sa physionomie se reconstituait comme derrière un masque.

– Pas facile de te retrouver. Tu as déménagé. Les voisins ignoraient ta nouvelle adresse. Les gens qui ont repris l’appartement de tes parents m’ont dit que tu étudiais le droit. Alors, je me suis pointé ici, bien décidé à te coincer ! Mission réussie ! J’ai peut-être l’étoffe d’un détective privé !

– En tout cas, tu es drôlement plus physionomiste que moi ! Comment m’as-tu reconnu ?

– Tu n’as pas beaucoup changé. Si tu espères t’imposer devant les tribunaux, t’as intérêt à vieillir vite ! Tu ressembles toujours au gamin de notre enfance. Devant les juges et même les clients, ça ne fait pas très sérieux.

À la cafétéria, devant une bière, il me fit raconter l’histoire passionnante de ma vie depuis son départ déroutant : lycée, fac, la mort de mon père, ma mère qui commençait à perdre la tête. Il promit d’aller embrasser Mamouchka, ce qui la sortirait immédiatement de sa torpeur. Quoi de plus banal que le compte-rendu de mon existence pendant son absence ? Lui, de son côté, restait évasif. Quand j’insistais pour connaître le détail de ses aventures, impossible de lui arracher quelque chose de consistant.

– Aventure ? Bof… Mes parents m’ont traîné de ville en ville. Elles se ressemblent toutes. Comme les sept ou huit écoles que j’ai fréquentées. Et les maisons dans lesquelles on s’installait pour quelques mois. À part la couleur des murs, tout était identique, profs, cours, voisins, snacks, filles et les autres étudiants…

Il esquiva chacune de mes questions, faisant mine de n’avoir jamais croisé personne d’aussi intéressant que moi.

– Voyons, Errol, vilain cachottier ! Pas le moindre ami ? Une petite fiancée au moins qui t’a fait tourner la tête ? Je ne te crois pas. Allez, Errol, un prénom qui sent le parfum. Au moins une photo.

Il esquissa une grimace qui se voulait comique, tout en observant discrètement les gens qui passaient devant notre table. Je renonçai. Il commençait à se montrer sérieusement agacé par mon insistance. Je levai les mains en signe de reddition et changeai de sujet.

– Et maintenant, définitivement de retour ? Revenu pour étudier ?

Il éclata de rire.

– Trop tard, mon vieux. Me retrouver à vingt-trois ans sur les bancs au milieu d’ados boutonneux ? Non merci. Toi qui es sur le point de décrocher ton diplôme, je suis certain que tu me comprends. Tu dois en avoir assez de cet interminable parcours scolaire.

Il avait raison. À deux mois de la fin des études, j’en avais soupé. J’avais besoin de goûter enfin à la vraie vie.

Il fit un grand geste du bras comme si ma réponse réglait la question. Toujours son art de faire croire à son interlocuteur qu’il était l’homme le plus fascinant du monde. Il ajouta toutefois une précision.

– Je suis les traces de mon père, je me suis lancé dans le business…

Sa famille de retour en Belgique ? Je me trompais. Son père continuait d’arpenter l’Amérique et sa mère de briquer leurs intérieurs successifs toujours plus clinquants. Il revenait seul en Europe pour monter sa propre affaire. Et ne plus se frotter aux entreprises paternelles.

– Mon père m’a appris le job. Une excellente école ! Mais je l’aime trop pour travailler sous ses ordres. Il a toujours été adorable avec toi, Cyrille. Mais, au boulot, c’est un autre homme. Un autocrate impitoyable.

L’effondrement de l’Union soviétique ouvrait d’énormes possibilités. On parlait d’un nouveau Far West – un Far East. Mais, pour conquérir un morceau de ces territoires sauvages, il ne fallait pas craindre d’affronter des Indiens sans pitié, ainsi que d’autres cow-boys, des bêtes féroces, venus eux aussi arracher une part du gâteau. Avec la disparition du parti communiste, de ses services, de ses agents, il n’y avait plus de lois, de règles, de justice dans ces anciennes républiques lointaines que la nouvelle Russie avait lâchées, incapable déjà de mater ses propres provinces. Mais, était-ce vraiment différent en Amérique ? En suivant son père, il avait découvert que dans le monde soi-disant civilisé, seule régnait la loi du plus fort.

Je trouvais Errol cynique. Je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il m’était difficile d’oublier le jeune poète, qui rêvait de théâtre, de cinéma pour le remplacer par une espèce de grossier outlaw.

– Et Rimbaud, alors ? As-tu renié notre flamboyant poète favori parce qu’il était devenu vendeur d’armes dans les colonies ?

Je baissai la tête.

Après mes études je suis entré en stage chez un avocat qui exigeait de ses collaborateurs des horaires de mineurs de fond. Travailler et dormir, et parfois manger sur le pouce, voilà à quoi se résumait ma vie. Je revis Errol à quelques rares occasions. Lorsque j’en avais soupé des pâtes bolognaises et des hamburgers, il m’invitait dans le grand appartement meublé très luxueux qu’il avait loué en centre-ville, où il m’offrait un vrai repas qu’il cuisinait avec l’énergie de Picasso brossant un tableau. Malgré la qualité du mobilier, son flat était plus anonyme que la chambre d’un hôtel d’affaires. Sans un seul objet personnel sur les murs ou les meubles. Ni photos, ni tableau, ni affiche, sculpture, pas même un souvenir de voyage. À peine quelques livres dans la petite bibliothèque accrochée au mur du salon, des romans policiers en anglais, un ouvrage sur le yoga et bizarrement un épais traité de cuisine thaïe, également en anglais.

– Un cadeau de ma mère. Tu peux l’emporter si ça t’intéresse. Marre de la cuisine asiatique !

Une magnifique terrasse offrait une vue imprenable sur la ville. Au pied de l’immeuble, un grand parc boisé.

Chaque fois que je rendais chez Errol, des valises traînaient dans l’entrée. Un jour à Pékin, un autre, dans les Émirats, en Israël, au Vietnam ou à Bangkok. Et dans ces républiques ex-soviétiques dont il avait fait son fief, aux noms exotiques, Kirghizie, Kazakhstan, Ouzbékistan…

– Connais-tu la Kabardino-Balkarie ?

Cette fois-là, il eut tort de vouloir me ridiculiser.

– Tout le monde connaît la Kabardino-Balkarie ! À cause de son volcan mythique, l’Elbrouz, la montagne sacrée et légendaire des Zoroastriens avant que Zeus n’y enchaîne Prométhée.

Sur les mythes et légendes orientales, j’étais imbattable. Il l’avait oublié. Faisant semblant d’être impressionné, il fit sauter le bouchon d’une bouteille de champagne ramenée « spécialement pour moi » de Kabardino-Balkarie. Le bruit d’une éruption. Il avait deviné que j’apprécierais son cadeau.

Entre deux étapes lointaines, il prenait toujours le temps de m’appeler et de m’emmener hanter les bars, découvrir de nouveaux restos, parfois d’aller au cinéma ou prendre un repas chez lui. Toujours à deux. S’il avait d’autres amis, des amies, une copine, il les cachait bien. Il évitait toujours le sujet quand je proposais une sortie en groupe.

De temps en temps, il me mêlait à un aspect de sa vie professionnelle, me chargeant de rédiger un contrat, d’assister à une réunion avec des partenaires puis de la mettre « en musique ». Mais sans jamais me dévoiler l’ensemble de ses activités. À plusieurs reprises, il me demanda de déposer les statuts de sociétés commerciales à l’objet social vague, qui pouvaient tout vendre et acheter. Il me prévint qu’elles n’auraient aucune activité avant longtemps.

– Alors à quoi bon dépenser ton argent ?

– Au cas où…, répondit-il énigmatique.

Faute d’autres « personnes de confiance », il lui arrivait de me bombarder administrateur de ces coques vides.

– Sans risques, ne t’en fais pas. Le temps que je trouve une autre poire ! Si moi j’apparais comme le dirigeant de toutes ces sociétés, certains petits curieux pourraient s’étonner. Rendons-leur plus difficiles les recherches et écartons les emmerdeurs suspicieux. Avec un avocat respectable aux commandes, on sera tranquilles. Et tu toucheras chaque année un petit abonnement par l’intermédiaire de mon comptable.

Au fil du temps, je remarquai que rien ne bougeait dans son flat, toujours aussi froid et dépouillé, même pas sa mini-bibliothèque.

– T’as arrêté de lire ?

Je l’avais toujours connu entouré de livres. Enfant, il ne pouvait s’en passer.

– Les bouquins, je les emporte dans les avions et je les abandonne aux nettoyeurs. À quoi bon m’encombrer ? Et s’ils sont bons, je ne les relirai pas. On n’a qu’une vie.

Je protestai. Conserver un livre qu’on a aimé, c’est la trace d’un moment, le souvenir d’une émotion. Comme une photo.

– Justement, je ne collectionne pas non plus les photos !

– Moi, j’ai besoin de vivre avec mes archives. Tu sais que j’ai conservé toutes tes cartes postales ? (Il haussa les épaules.) Y compris la pub des Asteroids !

– Moi pas ! précisa-t-il d’un air surpris comme s’il ignorait à quoi je faisais allusion.

– Je te la montrerai à notre prochaine rencontre. Je n’ai jamais réussi à te repérer sur la photo même si tu as gardé cette horrible barbe !

Il éclata de rire.

– Je ne suis pas certain de pouvoir t’aider ! Je fais beaucoup d’efforts pour effacer ma mémoire. Je me méfie de la nostalgie, j’évite les mauvais souvenirs.

– Et les bons ?

– Ils sont passés. À quoi bon y revenir ? Pour les regretter ? Mieux vaut s’en fabriquer de nouveaux…

Je lui fis remarquer que sa démonstration était incomplète : il ne m’avait jamais oublié.

– C’est vrai, Cyrille. Mais je ne t’ai jamais considéré comme un souvenir. Notre amitié est vivante. Même quand j’étais loin, j’ai toujours su qu’on allait se revoir et vivre d’autres moments ensemble.

Je reconnus que je ne le regrettais pas.

Cette nuit-là, nous fîmes la tournée des grands ducs avant de rentrer chez lui, ivres et crevés. Je m’endormis sur le canapé.

À mon réveil, il préparait le café. En regardant sa montre, il me dit qu’il attendait un taxi. Son avion décollait trois heures plus tard pour une ville du Turkménistan au nom imprononçable.

– Je t’enverrai une carte postale, puisque tu aimes tant ça ! Ne bouge pas. Je te sers le café au lit. Cool, man !

Il me remit un double de sa clé et me demanda de vérifier de temps en temps l’état de son appartement.

À son retour un mois plus tard, il m’invita dans un resto, où il m’annonça entre la poire et le fromage qu’il repartait le surlendemain pour un long voyage en Asie et, qui sait, en Afrique. Il oublia de me réclamer sa clé.

Sans nouvelles de lui, je montai deux mois plus tard à son appartement. La serrure avait été changée. Le flat était reloué, m’apprit le concierge. Malgré ses promesses, je ne reçus plus la moindre carte postale.

La carte de visite que me tendait Iulia était la première trace d’Errol depuis des années. Où vivait-il à présent ? Dans une de ces anciennes républiques russes qui le fascinaient tant ?

Ma question eut l’air de surprendre Iulia. J’insistai. Où l’avait-elle rencontré ? Je me rendis compte que je ne lui avais pas encore posé la moindre question sur les raisons de sa présence à mon cabinet. Seul Errol m’intéressait. Pourquoi s’était-il débrouillé pour revenir dans ma vie par l’intermédiaire de cette Russe énigmatique ?

Iulia esquiva la question.

– M. Marczewski m’a assurée que vous pouviez m’aider. J’ai reçu un ordre de quitter le territoire.

Elle tira de son sac les papiers officiels qui annonçaient son expulsion du pays. La littérature habituelle.

– Je lis ici que vous avez demandé le statut de réfugié. Quel est le motif du refus ?

– Bureaucratie belge. Pire qu’en Russie. Il paraît que j’aurais dû faire ma demande en descendant à l’aéroport de Vienne sans quitter la zone de transit. Si j’avais immédiatement embarqué pour Bruxelles, j’aurais peut-être reçu mes papiers. Mais, j’ai commis une grave erreur, ce que j’ignorais. Avant de reprendre l’avion, j’ai débarqué dans la capitale autrichienne. J’étais curieuse de voir la ville. Un rêve, alimenté par mes lectures, Schnitzler, Zweig. J’ai toujours été fascinée par les artistes qui se débattent au milieu d’un empire sur le point de s’effondrer. À Vienne, j’ai marché toute la nuit, en buvant de temps en temps du chocolat chaud avant de rejoindre l’aéroport. Une promenade qui me coûte cher, l’expulsion de votre pays. Comment aurais-je pu le savoir ? Toutes ces règles sont absurdes, incompréhensibles.

– D’où veniez-vous quand vous avez atterri à Vienne ? De Russie ? D’Ouzbékistan ? De Kabardino-Balkarie ?

– D’Israël.

Son parcours devenait de plus en plus difficile à reconstituer. Un vrai puzzle. Elle l’énonçait avec réticence, laissant manifestement quelques étapes dans l’ombre. Russie, Kirghizie, Moldavie, Ukraine, Ouzbékistan, Russie à nouveau, Israël, Belgique.

– Je comprends pourquoi Errol vous a recommandée à moi. Vous souffrez de la même fièvre que lui.

Et du même amour de la cachotterie, pensais-je.

– J’ai travaillé avec M. Marczewski, concéda-t-elle du bout des lèvres (elle ne disait pas Errol).

Je sentis qu’il ne servirait à rien de la brusquer, de déverser le flot de questions qui me traversaient l’esprit, où, quand, pour quel type de job ? Et aussi, avait-elle vécu avec lui ? Elle se refermerait comme une huître.

Je n’avais jamais vu Errol en compagnie d’une femme. Mais je connaissais si peu de sa vie d’adulte. Il cultivait le secret comme une orchidée rare, quand ce n’était pas la mystification. Avait-il succombé au charme de Iulia ? Une sacrée tentation s’il avait croisé cette jeune femme attirante à Samarcande ou ailleurs dans l’empire en miettes. Avait-il résisté à ses lèvres, à sa peau mate, à son point de beauté sur la pommette ? Refusé de succomber à son regard troublant ? D’accord. Ce n’était que supposition de ma part (ou l’aveu de mon propre désir). Je me fabriquais sans doute une histoire romantique à deux sous. Quoique. Si Errol était tombé sur Iulia quelque part sur la route de la soie, était-il possible qu’il n’en soit pas tombé aussitôt amoureux ? Attention, Cyrille ! Était-ce de lui ou de moi que je parlais ? Elle dissipa aussitôt mes fantasmes.

– Pouvez-vous faire quelque chose pour moi ? Ou me recommander un spécialiste ?

J’hésitai. J’avais l’intuition que cette affaire était beaucoup plus compliquée qu’elle ne l’avouait. Et qu’elle m’en cachait l’essentiel.

Sentit-elle que j’allais refuser ? Elle ajouta qu’Errol – M. Marczewski – lui avait promis que je ne me défilerais pas. « C’était un service qu’il me demandait. »

– Il m’a autorisée à vous répéter cette phrase. Ça me gêne parce que je n’ai pas l’habitude de forcer la main d’un homme, ajouta-t-elle en me regardant droit dans les yeux.

Je baissai la tête vers les documents et lui promis de m’occuper personnellement de son dossier. Ce qui parut l’inquiéter. Elle me demanda si je maîtrisais le droit des étrangers. Un éclair de doute passa dans son regard. Je la tranquillisai. Errol ne m’avait-il pas chaudement recommandé ? Mon ton serein n’eut pas l’air d’apaiser ses inquiétudes.

– Il ne connaît pas d’autre juriste que vous, murmura-t-elle.

Elle espérait manifestement que je la renvoie vers plus spécialisé en la matière. J’entendis cette phrase qu’elle s’abstint pourtant de prononcer. J’agitai la main, fermai les yeux, pris ma « voix de chat », comme dit ma femme quand elle m’entend ronronner pour arracher une concession à un adversaire. Cependant, je ne la trompais pas. Ni Errol. Je traitais régulièrement des dossiers d’étrangers – séjour illégal, permis de travail, expulsion, etc. Bien sûr, je me consacrais aussi à d’autres types de clients. J’étais généraliste, ce qui n’était plus la mode. Ce côté touche-à-tout me plaisait. J’aimais naviguer d’un monde à l’autre, aider tantôt un travailleur licencié, tantôt une entreprise en faillite, un débiteur poursuivi par ses créanciers, un couple en instance de divorce, un locataire poursuivi par son propriétaire ou un petit escroc à qui il fallait éviter la prison. J’adorais exercer le métier « à l’ancienne », même si cela me valait la condescendance de quelques-uns de mes anciens camarades de faculté qui me traitaient de « bâtonnier de quartier ». Alors que mes associés s’étaient spécialisés dans le droit des affaires, le droit fiscal des sociétés multinationales ou les nouvelles technologies. Non, merci, pas moi !

Après un moment de réflexion, je lui expliquai ma façon de travailler et lui rapportai le sobriquet dont j’étais gratifié, espérant ainsi la rassurer. J’ajoutai que je me méfiais des spécialistes.

– Prenez un médecin pour la peau. Il ne comprend pas pourquoi vous êtes couvert d’urticaire et se révèle incapable de vous en débarrasser parce qu’il ne connaît rien ni aux maladies digestives ni aux effets psychosomatiques.

Iulia inclina la tête, manifestement pas convaincue. Que pouvait-elle faire ? Elle ne connaissait personne d’autre dans la capitale belge, ne disposait sans doute que de peu de ressources – c’était Errol qui couvrait mes honoraires.

– Votre adresse ? Votre téléphone ?

À nouveau son regard planté dans le mien. Quel autre mensonge se préparait-elle à me servir ?

– En fait, je n’ai pas de logement. Pas encore.

– Vous venez de débarquer en Belgique ?

L’avion de Vienne avait atterri une semaine plus tôt. Lors du contrôle des passeports, elle avait été arrêtée et enfermée dans un centre fermé pour étrangers. D’où elle venait de s’enfuir avec pour tout bagage la carte de visite d’Errol et mon adresse…

– Je vois, dis-je.

Façon d’avouer que j’avançais dans le plus épais brouillard.

(suite ? Le roman paraît en février 2023… Aux éditions Genèse)