CHANTAL

Je me souviens de Chantal Akerman. De notre première rencontre. Dans une brasserie du boulevard de Waterloo, face à un cinéma aujourd’hui disparu, l’Avenue.

Je me rappelle de ses yeux – impossible de ne pas s’en rappeler. De son regard de chatte, sauvage et séducteur, distant et affectueux, qui décidait en un clin d’œil si elle allait vous aimer ou non. Elle avait souvent (pas toujours) raison.

Elle se préparait à tourner « Jeanne Dieleman ». Dans un petit appartement pas loin de celui de ma maman. C’était aussi une histoire de maman, une femme au foyer qui fait de temps en temps une « passe » entre sa vie avec son fils et la préparation du repas (ah ! ses longs plans morbides pendant qu’elle pane ses escalopes, horribles pour moi qui adorais les escalopes panées de ma maman !) Un film long, scandaleusement long, sur la banalité, la vie quotidienne, la femme. Surtout la femme. Chantal avait une vision radicale de la femme. Tout en ayant une extraordinaire nostalgie du passé. Elle était obsédée par les camps (où sa mère avait réussi à survivre), l’histoire juive. Son œuvre est un cocktail mêlant modernité, avant-garde et nostalgie d’une époque révolue, avant la guerre, avant les nazis. Deux de ses plus beaux films l’expriment avec une infinie subtilité, « News from Home » qui mélange des vues cliniques de New York dans la brume ou la nuit, dans une lumière bleutée et froide, aux textes de lettres que lui envoie sa maman. Et « Histoires d’Amérique », où elle retrouve New York avec quelques vieux acteurs du théâtre yiddish, mêlant tragédie et humour (inspiré par I.B. Singer qu’elle avait rencontré et tenté d’adapter).

Ce mélange, on le trouve aussi dans « Toute une Nuit » tourné cette fois dans un Bruxelles nocturne, presqu’irréel, où elle capte fugitivement des hommes, des femmes, qui dansent, s’embrassent, une brève parenthèse de liberté et d’amour tant que le soleil n’est pas levé. L’un des plus beaux films sur la passion.

Chantal n’avait pas besoin d’inventer des histoires. D’ailleurs, la fiction l’encombrait. Elle racontait sa vision du monde avec des longs plans séquence avec une grâce et une poésie du cadrage sans égal. Il y avait du Vermeer chez Akerman.

Chantal, un œil et une plume. Il faut écouter la musique de ses textes. Et sa voix quand elle les récite. Grave, parfois rocailleuse, douce et décidée à la fois. C’est quand elle lit en contrepoint de ses images que son cinéma est le plus beau. La magie de sa voix, la poésie de ses textes, son regard scalpel sur la ville, peuplée d’êtres anonymes et pathétiques saisis par les néons. Les faces sombres de l’histoire ne sont pas loin. Mais il y a de temps en temps un sourire qui efface tout. Le sourire d’un enfant, qui était le sourire de Chantal.

 

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