DANS LA PEAU D’UN NOIR

  Comment se glisser dans la peau d’un Noir américain ? Deux romans parus récemment permettent ce tour de passe-passe même à un Belge blanc. Car la littérature explique plus que jamais, plus qu’à d’autres périodes, le monde étrange, nerveux, violent de ce siècle. 

Les multiples tragédies qui ont ensanglanté ces dernières années la communauté noire montrent que, malgré les grandes avancées de l’intégration dans les années soixante, et même depuis le passage d’un président noir dans le bureau ovale, le fossé entre Noirs et Blancs reste profond aux Etats-Unis. C’est un des grands défis qui attend le duo Biden-Harris. 

   Dans « Jazz à l’âme » (éditions Delcourt), William M. Kelley nous entraîne sur les pas d’un petit aveugle devenu musicien de jazz dans l’après-guerre. Un peu avant le début des sixties, où se situait le superbe film de Peter Farrelly il y a deux ans. « Green Book » suivait la tournée d’un pianiste noir réputé et respecté à New York dans le Sud profond où il se heurtait au racisme brut, hôtels et restaus séparés, mépris, violence policière. 

Ludlow, le héros malheureux de Kelley n’a même pas ce vernis. Il est né pauvre, dans le Sud. Il connait ce statut de citoyen de troisième zone. Mais, devenu jazzman reconnu, il découvre que dans le Nord, le racisme est sans doute beaucoup plus hypocrite, plus gris, mais tout aussi profondément enfoui dans la vie quotidienne, la culture américaine. 

L’intrigue du nouveau roman d’Attica Locke « bluebird, bluebird » (éditions Liana Levi) est contemporaine. A l’occasion d’un double meurtre dans une petite ville du Texas d’une femme blanche et d’un homme noir venu du Nord, Attica Locke plonge le lecteur parmi les péquenauds de toutes les couleurs de ce coin de l’est du Texas (voisin de la Louisiane).

 La ligne Mason-Dixon tracée il y a deux cents ans entre les états esclavagistes et ceux du Nord existe toujours, en tout cas dans la tête d’un certain nombre d’habitants du Sud. Ecoutez le Redneck, suspecté par le Ranger (noir) venu enquêter : « Il pensait qu’en dehors du Texas le monde était un cloaque où régnaient la mixité sociale et la confusion sur l’identité des bâtisseurs de ce pays, les négros et les latinos tendant les mains pour mendier, sans fournir une seule journée de travail correct. »

Le portrait du rapport Noir-Blanc dans cette cambrousse du Texas vient compléter celui qu’Attica Locke avait déjà dressé dans ses trois précédents romans, tous admirables (parus chez Gallimard, dont « Marée noire »). Qui ont aussi pour décor, sinon pour personnages, le Texas (Houston dans deux d’entre eux) et la Louisiane (pour le troisième). 

Quand certains affirment de façon péremptoire et agaçante qu’il faut être Noir pour parler de la condition des Noirs, ils n’ont pas toujours tort. La preuve par ces deux romans superbes ! 

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LETTRE A MON VOILE

Me seras-tu aussi fidèle pendant l’année nouvelle ? Chaque matin, depuis que mon père t’a donné en cadeau, tu attends mon réveil, nuage noir dans l’obscurité de ma chambre. Dès que je me lève, tu te glisses délicatement autour de mon visage, tu épouses les plis de ma chevelure, tu effaces la forme de mon front (« puissant » comme dit fièrement mon père pour me consoler) mais tu caches aussi la minceur de mon joli cou et ma peau d’ivoire. Tout le reste de la journée, tu me suis, plus attachée à moi que le chien de la voisine (qui préfère les dessous de mes jupes), où que j’aille, quoi que je fasse. Tu refuses même de me quitter quand je me glisse près de Kader – et là, malgré ta discrétion, tu sais que tu me pèses un peu ? Mais que dirait maman et papa si je m’asseyais à la table sans toi ? Et mes frères ? Et les voisins ? Je me suis attachée à toi. J’ai cru ma mère quand elle m’a expliqué que tu effaçais mes défauts. J’ai cru mon père quand il a raconté tu étais le lien avec nos ancêtres qui t’ont porté de génération en génération où que les aient menés leurs pas – ou plutôt où que leurs maris les ont menés. J’ai cru mes frères quand ils ont prétendu que tu étais la preuve de ma dignité, une espèce de médaille qui récompensait ma pudeur et garantissait ma virginité à tout le quartier – Kader, Kader, fais attention ! S’ils te découvraient…
Tu es rassurant et menaçant à la fois comme un garde du corps. Je devrais me sentir fière. Il n’y a que les stars qui se promènent avec un garde du corps. Mais, pourquoi faut-il garder mon corps ? Parfois, je me demande si tu conserves pour toi mes pensées, toi qui passes la journée, juché sur ma tête, à dissimuler ma peau et mes beaux cheveux. L’idée que tu sois capable de lire dans mon cerveau me fait rougir. Kader, si tu savais l’envie qui vient de m’effleurer…
Au fond, m’es-tu aussi fidèle qu’on le dit autour de moi ? Kader, Kader, comme j’aimerais te voir sans témoin, que tu me regardes telle que je suis et pas dans cet uniforme qui fait de moi le clone d’une femme soi-disant idéale. Je souhaiterais que tu aimes mes défauts –mon front- et pas l’image abstraite que je suis obligée de te laisser voir. Je suis différente, Kader. Comme chaque fille au monde est un monde est à elle seule. Tu le saurais sans mon masque…

Pour Leila,

Alain Berenboom