LETTRE A MON VOILE

Me seras-tu aussi fidèle pendant l’année nouvelle ? Chaque matin, depuis que mon père t’a donné en cadeau, tu attends mon réveil, nuage noir dans l’obscurité de ma chambre. Dès que je me lève, tu te glisses délicatement autour de mon visage, tu épouses les plis de ma chevelure, tu effaces la forme de mon front (« puissant » comme dit fièrement mon père pour me consoler) mais tu caches aussi la minceur de mon joli cou et ma peau d’ivoire. Tout le reste de la journée, tu me suis, plus attachée à moi que le chien de la voisine (qui préfère les dessous de mes jupes), où que j’aille, quoi que je fasse. Tu refuses même de me quitter quand je me glisse près de Kader – et là, malgré ta discrétion, tu sais que tu me pèses un peu ? Mais que dirait maman et papa si je m’asseyais à la table sans toi ? Et mes frères ? Et les voisins ? Je me suis attachée à toi. J’ai cru ma mère quand elle m’a expliqué que tu effaçais mes défauts. J’ai cru mon père quand il a raconté tu étais le lien avec nos ancêtres qui t’ont porté de génération en génération où que les aient menés leurs pas – ou plutôt où que leurs maris les ont menés. J’ai cru mes frères quand ils ont prétendu que tu étais la preuve de ma dignité, une espèce de médaille qui récompensait ma pudeur et garantissait ma virginité à tout le quartier – Kader, Kader, fais attention ! S’ils te découvraient…
Tu es rassurant et menaçant à la fois comme un garde du corps. Je devrais me sentir fière. Il n’y a que les stars qui se promènent avec un garde du corps. Mais, pourquoi faut-il garder mon corps ? Parfois, je me demande si tu conserves pour toi mes pensées, toi qui passes la journée, juché sur ma tête, à dissimuler ma peau et mes beaux cheveux. L’idée que tu sois capable de lire dans mon cerveau me fait rougir. Kader, si tu savais l’envie qui vient de m’effleurer…
Au fond, m’es-tu aussi fidèle qu’on le dit autour de moi ? Kader, Kader, comme j’aimerais te voir sans témoin, que tu me regardes telle que je suis et pas dans cet uniforme qui fait de moi le clone d’une femme soi-disant idéale. Je souhaiterais que tu aimes mes défauts –mon front- et pas l’image abstraite que je suis obligée de te laisser voir. Je suis différente, Kader. Comme chaque fille au monde est un monde est à elle seule. Tu le saurais sans mon masque…

Pour Leila,

Alain Berenboom