LA BELLE DAME AUX YEUX BANDES

   Jusqu’ici, la Russie avait une méthode simple pour se débarrasser des encombrants. Ils se jetaient par la fenêtre de leurs balcons, tombaient avec leur avion, se faisaient abattre par des voyous maladroits ou dérapaient sur le sol gelé. On ne compte plus les oligarques, anciens alliés ou collaborateurs du prince du Kremlin, à avoir été ainsi proprement éliminés. Sans compter évidemment ses opposants. Mais cette méthode expéditive n’a qu’un temps. Ce qui pouvait relever du malheureux hasard ou de la bête coïncidence finit par être difficile à justifier devant une opinion publique qu’il faut faire semblant de ménager. 

 Poutine s’est alors souvenu que la justice était le meilleur allié des autocrates. L’opinion publique garde un respect quasi sacré de la belle dame aux yeux bandés. 

La Justice reste le dernier recours contre l’arbitraire, telle est la conviction de beaucoup de citoyens y compris dans les régimes inhumains. Où les juges ressemblent à leurs collègues démocrates, même apparat, mêmes robes, mêmes apparences d’impartialité, écoutant avec la même attention le procureur qui poursuit et l’avocat qui défend les accusés. A la lecture des jugements, motivés, on pourrait croire que les magistrats ont pris leurs décisions en toute liberté. Dans toutes les dictatures, la plupart des juges ont l’air de respecter le cérémonial, font semblant de juger mais se plient aux ordres du pouvoir, parfois même par conviction. Les terribles procès de Moscou menés sous Staline pour éliminer tous ses anciens collègues ont certainement inspiré Poutine. 

  Le mieux c’est de voir des magistrats auparavant honorables jouer le jeu que les dictateurs attendent d’eux. Dans une enquête publiée la semaine dernière, le quotidien « Le Monde » vient d’évoquer le rôle sinistre du Conseil d’Etat français pendant la guerre dans l’élimination des Juifs des fonctions qu’ils exerçaient. La plupart des conseillers qui ont exécuté le nettoyage que les collabos attendaient d’eux siégeaient déjà avant la guerre et plusieurs ont conservé leur fauteuil après la libération. 

 On comprend donc que Poutine ait laissé aux juges en toute confiance le soin d’éliminer Alexeï Navalny, ce qui s’est révélé bien plus efficace que les tentatives d’empoisonnement. 

 Cette fois, la Russie a ouvert une procédure pénale contre plusieurs ministres baltes, dont la première ministre d’Estonie, Kaja Kallas. La Kallas qui n’a cessé de dénoncer de sa voix d’or les abus commis par Vladimir Vladimirovitch qu’elle a qualifié de terroriste. Le prétexte des poursuites ? La destruction de plusieurs monuments érigés sous le régime communiste à la gloire de l’armée rouge. 

  C’est une bonne idée, ça. Poursuivre Poutine pour la destruction des villes ukrainiennes, dont plusieurs ont aussi été construites par les vaillants travailleurs russes… 

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