LE MAI DE PIERRE BEREGOVOY

chronique
Le suicide il y a quinze ans de Pierre Bérégovoy est passé plus inaperçu que la célébration des anciens combattants de mai 68 et la vague de nostalgie autour de l’expo 58. Evidemment, entre les images-icônes du Paris des sixties et le graphisme trendy de l’expo, entre Daniel Cohn-Bendit et le style Franquin, Bérégovoy n’a aucune chance. Avec son air de chien battu à grosses lunettes, le physique triste d’un papy rondouillard que François Hollande aura dans quelques années si Ségolène Royal revient lui mijoter quelques plats du terroir et l’air empesé d’un ancien cheminot rhabillé par Armani et qui culpabilise.
Le seul mot célèbre dont on se souvent à son propos n’est pas de lui mais de François Mitterrand. Prononçant son éloge funèbre, il dénonce « les chiens » lâchés contre lui, les média accusés de sa mort. Mitterrand a toujours dissimulé l’essentiel. Et refusé de s’interroger sur le cortège de morts et de suicides dans son sillage et sa propre fascination pour le morbide. Ce suicide serait une réaction de découragement face à la presse qui avait déterré le prêt avantageux consenti à l’ancien premier ministre par un industriel proche du pouvoir (mort brutalement, lui aussi).
Le fait que P.B. se soit suicidé le 1er mai aurait pu suggérer une autre piste : une façon d’enterrer une vie de militant, de sonner l’hallali d’une certaine idée du combat socialiste, de dénoncer l’échec d’une vie, d’éclabousser de noir le jour symbole des luttes ouvrières. Et de marquer spectaculairement la fin des idéologies – nous sommes en 1993.
Ouvrier devenu collaborateur de Pierre Mendès France, il se mit au service de Mitterrand quand celui-ci s’empara du PS. Lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981, il accède aux plus hautes fonctions. Qu’espère-t-il alors ? Après une longue attente, mettre en œuvre les idées généreuses de toute une vie. Or, après quelques mois d’euphorie brouillonne, lorsque Mitterrand sonne la fin de la récréation, qu’il remet la gauche au placard pour appliquer une politique de rigueur, lorsque enfin le président fait appel à lui, c’est pour procéder au grand nettoyage et passer aux choses sérieuses.
Avec son verbe ennuyeux, son sérieux pesant, P.B. n’est pas une figure très emballante ! On préfère l’image libertaire de ces belles jeunes filles qui battent le pavé de Paris. Mais sous son apparence de notaire, cet ouvrier devenu premier ministre qui finit par se tirer une balle dans la tête représente la vraie gauche à l’ancienne qui a changé le vingtième siècle, celle des premiers mai euphoriques et fraternels, des pique-niques de 1936, des gueules noires et des sidérurgistes au coude à coude pour arracher un mieux vivre, le vote et l’école pour tous.

Alain Berenboom
www.berenboom.com