LE CASSE DU SIECLE

  J’ai trop souvent accueilli par un haussement d’épaule les grognons chroniques qui dénoncent l’augmentation de l’insécurité et la multiplication des bandes d’ados qui sèmeraient la terreur au cœur de nos villes. En relisant les écrivains et feuilletonistes français du dix-neuvième siècle ou du début du vingtième, on s’aperçoit que la vie à Paris était alors autrement plus dangereuse qu’à Bruxelles ou à Charleroi aujourd’hui.

Or, voilà qu’un grave fait de cet hiver ébranle mes condescendantes certitudes.

Bravant les systèmes de sécurité sophistiqués, le code pénal, les règles de morale et les principes élémentaires de notre civilisation, de redoutables monte-en-l’air se sont subrepticement introduits il y a quelques jours dans le très respecté Jardin Botanique de Londres, se sont dirigés d’un pas sûr vers la serre Prince de Galles (inviolée depuis le départ de la regrettée Lady Diana) avant de se précipiter sur l’objet de l’effraction : un mini-nénuphar dont la mignonne et innocente petite fleur jaune, toute menue, se mit à sourire, en les voyant approcher, tel un nouveau-né qui vient de téter sa mère.

D’un mouvement adroit, l’un des malandrins s’empara de la plante et de ses racines (un jardinier professionnel, c’est évident) tandis que l’autre ouvrait la boîte métallique spécialement équipée (chauffage et aération) pour l’opération pendant que leur complice, posté à la porte de la serre, juste sous un buste du prince Charles, l’air boudeur, grognait entre ses dents « Hurry up, guys ! Hurry up! » (il parlait anglais pour passer inaperçu).

Au moment où le petit nénuphar comprit ce qui était en train de se passer, il voulut pousser un cri mais, trop tard, déjà le couvercle se refermait sur sa mignonne petite frimousse.
D’ailleurs, en quelle langue aurait-il protesté ? Et qui l’aurait compris alors qu’il ne s’exprimait qu’en kinyarwanda ?

Car, ce que les cambrioleurs venaient de dérober, c’était la plante la plus précieuse, la plus extraordinaire du Jardin Botanique de Londres (et même du monde), le seul des deux exemplaires connus du nénuphar nain du Rwanda.

L’attaque du train postal Glasgow-Londres, le cambriolage de la Générale à Nice, du pipeau ! Beaucoup de fric mais rien d’autre. Tandis que le vol du nénuphar nain, c’est autre chose. Un des derniers morceaux de notre civilisation en train de disparaître. Le kidnappeur à la main verte est devenu l’un des plus audacieux aigrefin de l’histoire bien lourde du crime contre l’humanité.

Alors, pardonnez-moi, à celui qui maudira devant moi le car jacking de sa Porsche Cayenne ou le remplissage des urnes lors de l’élection primaire pour la désignation du président de son parti, je répondrai : Taisez-vous en songeant au sort du nénuphar-nain du Rwanda !

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