On a longtemps raconté aux enfants l’histoire du père Noël. Pourquoi ne pas leur dire la vérité, leur avouer qu’il y a plusieurs pères Noël et qu’ils ne s’entendent pas ?
A une époque reculée, c’est vrai, il n’existait qu’un père Noël qui accomplissait sa tâche avec le sourire, tout heureux de faire plaisir aux enfants. Sa récompense, c’était leur rire, leur joie. Et le bonheur d’entendre leurs petites voix résonner tout excitées dans la cheminée après avoir déballé leurs cadeaux, « Merci, père Noël! »
C’était l’époque bénie où il pouvait faire en une nuit Bruxelles-Saint-Pétersbourg et Pékin-Montevidéo. Mais l’âge touche les plus castars, même le père Noël. Quelle corvée! se plaignait-il. Une nuit à trimer comme une bête et trois cent soixante quatre jours à se ronger le frein, en attendant cette terrible la soirée du 24 décembre.
Il n’en dormait plus, attentif au moindre signe de faiblesse et, dès l’automne, hanté par des cauchemars. Il se voyait glissant du toit avant même d’avoir atteint la première cheminée. Sa hotte prenait feu, dévorant tous les cadeaux, puis sa barbe. Les loups le croquaient, un troupeau d’éléphants écrabouillait son attelage, des voleurs lui dérobaient tout son stock le matin même de Noël.
Quand arrivait enfin le réveillon, il se trouvait dans un tel état qu’il bâclait la distribution des cadeaux pour retrouver son lit. Oserais-je l’avouer ? Le bon père Noël, le plus grand ami des petits, en était arrivé à détester les enfants. A les haïr. A souhaiter leur disparition de la surface de la terre. Ah! se disait-il. Dieu fasse qu’il n’y ait plus que des braves vieux comme moi, qui ont oublié depuis longtemps l’existence du père Noël. Je sais. C’est affreux. Mais tout homme traverse des moments de dépression. Même le père Noël qui en était venu à rogner sur ses heures de travail puis sur sa zone de distribution, comme un vulgaire conducteur des TEC.
Devant les plaintes de plus en plus nombreuses, son patron décida de reprendre les choses en mains. Il essaya d’abord de confier une partie de la mission du père Noël au Père Fouettard. Ce fut un désastre. Dès qu’il tenait un cadeau en mains, le père Fouettard le mettait en pièces. Lancés du dessus des cheminées, les écrans atterrissaient en morceaux au pied des sapins.
« J’ai beau faire un effort, expliqua-t-il, je n’y parviens pas. C’est plus fort que moi ! Impossible de faire un gentil d’un méchant ! »
Après s’être longtemps gratté la tête, le boss dut se résoudre à truquer le bazar. Puisque le père Noël ne suffisait pas à la tâche, il en engagea quelques autres, habillés à sa façon.
Mais que faire de l’authentique ?
« Repose-toi, lui dit-il. Profite des quelques milliers d’années qu’il te reste à vivre. Tiens, voilà un C 4 qui te permettra de profiter du chômage. »
Le père Noël revint le lendemain : l’ONEM n’avait pas voulu de lui. Il ne justifiait pas d’assez de jours de travail.
– Mille ans de boulot, ça ne suffit pas ? s’étrangla le boss.
– Selon la loi d’Elio 1er, seule la dernière année entre en ligne de compte. Or, l’an dernier, je n’ai travaillé qu’un seul jour. Qui ne peut être comptabilisé. Car je n’ai pas pensé à demander au ministère l’autorisation de travailler la nuit. »
Pour éviter au père Noël de finir sa vie sous un pont, le boss le laissa reprendre la distribution des cadeaux. Mais, vu son état, il lui confia une petite zone de distribution, la capitale de l’Europe, tandis que les nouveaux pères Noël se partageaient le reste du monde.
La première année, tout fonctionna parfaitement. Le boss s’endormit tranquillement, persuadé que l’affaire était dans le sac pour quelques siècles quand il fut réveillé par le bruit d’une terrible dispute.
A moitié éveillé, il tenta de comprendre pourquoi le vrai père Noël et deux jeunots de la nouvelle équipe en étaient venus aux mains. Quand il parvint à les séparer, leurs explications le laissèrent pantois.
Les deux jeunes reprochaient au père Noël d’avoir dépassé sa zone de distribution. Toutes les cheminées des dix-neuf communes de la région de Bruxelles-capitale servies, il avait continué de vider son sac dans les petites villes voisines. A la grande fureur des deux jeunes pères Noël.
– Il n’a pas le droit de dépasser les frontières ! s’écrièrent-ils d’une seule et même voix.
– La Wallonie c’est pour moi ! Et moi seul ! dit l’un.
– Vous m’avez donné la Flandre en exclusivité moi ! reprit l’autre. D’ailleurs, regardez le gâchis, ajouta-t-il, en sortant une boîte de jeu video.
– Eh bien ? demanda le boss.
– Toutes les inscriptions de cette boîte sont en français ! Strikt verboten ! C’est la loi dans ce pays !
L’autre surenchérit en montrant une boîte de chocolat, sertie de brillants.
– Ce vieux birbe a déposé ce ballotin à Lasne. Lisez : la composition des pralines est en néerlandais ! A Lasne ! Il a failli provoquer une émeute ! Heureusement Que les parents ont enlevé à temps la boîte des mains de leurs enfants avant qu’ils ne soient contaminés !
Le boss poussa un long soupir.
– Ne vous mettriez-vous pas autour d’une table pour discuter de tout ça ? suggéra-t-il.
Les trois hommes hochèrent la tête, pas convaincus, mais personne n’osait discuter les ordres du patron.
Quand arriva le 23 décembre suivant, le boss réunit tous les pères Noël des cinq continents pour organiser la tournée et distribuer les commandes des enfants. Trois hommes manquaient à l’appel. Ceux qui s’occupaient des régions de Belgique.
« Sont enfermés depuis un an dans c’te pièce » dit un des pères Noël, un grand Noir hilare chargé des îles Tonga.
– A quoi jouez-vous ? hurla le boss en découvrant les trois hommes en train de se disputer comme au premier jour de leurs réunion.
– C’est vôt faute, dit le jeune chargé de la Wallonie.
Le père Noël flamand hocha la tête.
– Voilà au moins un point sur lequel nous sommes d’accord…
– A s’arracher les cheveux et la barbe, soupira le père Noël avec une voix d’outre-tombe. Il avait l’air d’avoir pris cent ans.
– Vous êtes fous ? s’écria le boss. Vous avez oublié que Noël, c’est demain et que les enfants vous attendent ?
– Bof ! Du moment que les enfants flamands soient servis,… marmonna l’un.
– Ceux de Wallonie seront gâtés, ajouta l’autre. Rassurez-vous.
– Bon, soupira le père Noël, en caressant le museau de ses rênes. Je pense que je vais reprendre tout seul la tournée de toute la planète.
– Pas question ! s’écrièrent les deux jeunes père Noël.
– Le reste du monde si vous voulez mais la Flandre ne cèdera pas d’un pouce !
– Ni la Wallonie, conclut l’autre.
– Chef ? demanda le père Noël ? Je me sens vraiment fatigué. Croyez-vous qu’on pourrait revoir les lois sur le chômage ou la pension ?
– Hélas non, père Noël, soupira le patron. Depuis le temps qu’on distribue sans regarder ce qu’il y a dans la caisse, tout le pognon est passé dans les cadeaux…
Alain Berenboom