Emballage cadeau

Le matin, dès le lever, mon fils se précipite sur l’ordinateur ; direction, le site du « Soir ». Selon lui, les infos et les petites annonces ne se lisent que sur internet, sinon, comme il dit, c’est « du réchauffé ». Mon chien et moi, nous préférons le bon vieux journal. Mon chien a gardé cette excellente habitude d’antan d’aller le chercher chez le marchand et de me le ramener plié dans la gueule. Bien sûr, sa bave tache quelque fois la première page mais BHV mouillé reste BHV. Tourner les pages, feuilleter le papier, demeure un sentiment incomparable. D’après ce que dit mon chien, il est le seul animal du quartier à fréquenter encore la boutique. Fido, le basset de la vieille madame Van Meelen a renoncé, depuis qu’il a perdu ses dernières dents et attrapé une sciatique. Désormais, plus moyen d’acheter le journal sans recevoir au passage, un livre cartonné, un DVD ou un sac de plage. Le journal ne sert donc plus à comprendre le monde et à trouver une femme à journée. Tant que le supplément restait plat et en papier, une photo du pape ou de Rainier, cela ne posait pas trop de difficultés. Mon chien parvenait à faire le tri et faisait gentiment signe au marchand que son cadeau, il pouvait se le garder. Oserais-je vous l’avouer ? Il a eu quelque hésitation face à la grande photo couleurs du mariage du prince Charles; mon chien montre une certaine faiblesse pour les vieilles histoires d’amour et les femmes qui ont des grandes dents. Mais l’avenir me fait craindre le pire. En Italie, un magazine a fourni en supplément à ses lecteurs pendant plusieurs semaines tout l’équipement nécessaire pour équiper l’automobiliste bricoleur : clés, cric, monte-pneu, etc. Je refuse que mon pauvre chien soit un jour obligé d’enfourner tout ça dans sa gueule : il risque d’y perdre des dents et je déteste l’idée de devoir supporter son haleine chargée d’une odeur métallique. Mais la vérité est là : puisque le journal ne sert plus à emballer le poisson, pourquoi acheter encore le journal ? Même « Le Monde » est obligé de fourguer à ses acheteurs « Le Cuirassé Potemkine ». Au passage, cela nous donne une certaine idée de l’image que le quotidien français se fait de son public. Vous auriez l’idée de regarder le film de S.M. Eisenstein au petit déjeuner ? Le bombardement d’Odessa il y a cent ans, la viande avariée, grouillante de vers, qui sert de pitance aux pauvres marins russes, la voiture de bébé qui dévale les escaliers alors que sa mère s’est fait abattre par les soldats du czar, mouais… Pas frais tout ça. Certains espèrent pour demain une poubelle en prime avec leur canard. Histoire d’évacuer discrètement les autres cadeaux.

Alain Berenboom

Avril 2004

Paru dans le journal LE SOIR