LE SURVIVANT

Dans les années 50, en débarquant sur une île perdue du Pacifique, des Américains ont eu la surprise de tomber nez-à-nez avec un soldat japonais, fusil à la main, qui ignorait que la guerre était finie – et perdue. Il vivait là depuis plusieurs années, tel Robinson, attendant des ordres qui ne sont jamais venus. 

Avec la prolongation de la pandémie, l’angoisse constante de croiser les autres dans la rue, dans les magasins, certains ont décidé de se confiner définitivement. Loin des autres, loin du danger. En se planquant au fond d’une cave, d’un abri anti-atomique sous leur jardin, dans leur baraque perdue à la lisière d’une forêt, derrière un mur de paquets de pâtes, de boîtes de conserves, de sacs de biscuits secs et de rouleaux de papier-toilette. En attendant la fin inéluctable du monde. 

Un jour, en 2025 ou 2030, quelqu’un tombera sur l’un d’entre eux et le ramènera à la lumière. Mais croira-t-il son sauveur lorsqu’il affirmera que le virus a disparu, croix de bois, croix de fer, si je meurs, je vais en enfer ? Parce que l’enfer, inutile de lui faire un dessin, il sait où c’est et à quoi ça ressemble. C’est là qu’il a vécu depuis que le Covid a pointé le bout de son affreux petit nez. 

Comment reprendre pied dans la vie d’après ? Dans cinq ou dix ans, il aura l’air d’un fou furieux quand il descendra du trottoir chaque fois qu’il apercevra un passant se diriger vers lui. Il poussera un hurlement d’horreur en voyant un couple ou des amis s’embrasser sur une terrasse. Il contemplera effaré des milliers de supporters s’enfermer dans un stade de football, une salle de concert. Se passer un sachet de frites, lécher le même chocolat glacé. 

A ses yeux, tous ces insouciants seront des monstres. A force de découvrir autour de lui tant de  gens oublier les précautions obligatoires le jour où il s’est enfermé, il aura l’impression d’être le dernier être humain sur terre. 

Comment survivre dans une société sans virus, sans distanciation sociale, sans confinement ? Où l’on peut embrasser une femme sur les lèvres, se tenir par la main dans une manifestation, s’entasser dans des bistrots. Lui, il aura tellement assimilé les nouvelles lois provoquées par le virus que ne pas les respecter lui apparaîtra comme le signe d’une dangereuse monstruosité. 

Peu à peu, il se demandera si tous ces gens qui ont envoyé aux orties les règles de prudence, qui se touchent, qui s’entassent, ne sont pas en réalité des morts-vivants, des zombies ramenés à la vie, des victimes de l’épidémie ressortis de leurs tombes. Et notre confiné risque d’entreprendre alors une croisade meurtrière pour les ramener en enfer. 

Il y a peut-être des gens qu’il vaudrait mieux laisser dans l’ignorance que le confinement a pris fin… 

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DESINFECTEZ LES FANTOMES AVANT USAGE

Était-ce un sombre pressentiment ? Quand le corona-virus a commencé à se répandre, j’étais en pleine rédaction d’un nouveau roman dont les personnages principaux étaient des fantômes. Des morts transformés en esprits errants. Il a fallu l’arrivée de l’épidémie pour que je me demande si mes fantômes étaient contagieux. Pouvaient-ils communiquer le virus en se déplaçant à travers les murs ? Je vais y penser pour la suite. Y a-t-il un docteur dans la salle ?

Curieusement, les histoires de fantômes ont accompagné les grandes épidémies. Ont-elles influencé les auteurs du genre ? Donné au public l’envie de se promener entre la vie et la mort ? C’est une thèse qui mérite d’être étudiée. Les Anglais sortaient de l’épidémie de peste quand apparurent les premiers romans gothiques. Ils ont beaucoup aimé le genre au XIX ème siècle (Dickens, Wilde) lorsque l’empire était ravagé par l’épidémie de choléra. La maladie a aussi touché la France. Ce qui a peut-être donné le goût des fantômes à Maupassant ou à Jules Verne –alors que les Français n’ont pas montré en d’autres périodes le moindre goût pour le fantastique. Quand Gaston Leroux s’y est mis à son tour (son merveilleux « Fantôme de l’Opéra »), la république sortait à peine de la ravageuse épidémie de grippe espagnole… 

En ces temps de voyage autour de votre chambre, profitez-en pour plonger dans des histoires de fantômes. Il y en a de plus récentes, que je vous recommande pour vous changer de la science-fiction post-apocalyptique : « L’Homme vert » de Kingsley Amis et la sublissime « Symphonie des Spectres » de John Gardner. Quant à vos enfants, ils vous laisseront en paix (environ quatorze minutes) si vous leur glissez entre leurs doigts pleins de chocolat « Le Fantôme espagnol », la plus belle aventure de Bob et Bobette ! 

Avoir le temps de lire, d’écrire, de discuter avec les enfants et les petits-enfants (si vous l’osez), tout n’est pas sinistre dans cet étonnant moment où l’histoire s’est mise en pause. Samedi dernier, il y avait du monde au Bois de la Cambre. Certains vous lançaient un coup d’œil inquiet si vous passiez trop près d’eux. D’autres jetaient des regards torves aux pigeons. Ils auraient mieux fait de se garder des chauves-souris et des pangolins. Mais je n’en ai pas aperçu beaucoup gambadant le autour du lac malgré un soleil lumineux, d’un blanc irréel, une lumière italienne (aïe !) annonçant le printemps. Partout, dans les allées, des promeneurs joyeux, beaucoup de gosses, une atmosphère de fête. Préfigurant celles qu’on va organiser quand les vilaines bêbêtes auront eu l’amabilité de se faire voir ailleurs. Dans le monde des spectres de préférence. Un avant-goût d’une autre façon de vivre en société ? On peut rêver…

Alain Berenboom