A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

  Qu’aurait dit le Lapin Blanc qui courait devant Alice au Pays des Merveilles en s’écriant sans cesse « en retard ! en retard ! » si l’Angleterre avait introduit le changement d’heure au temps de Lewis Carroll ? Le Lapin en aurait perdu la tête avant même que la Reine ne la lui fasse couper. 

Non mais ce changement d’heure, quel scandale ! De quel droit nous prive-t-on d’une heure de notre vie ? Et sans indemnité ! 

Donald Trump aurait eu sa place parmi les personnages d’Alice, entre le chapelier fou et la reine de cœur. Il est en train de nous voler nos industries et nos règles démocratiques. Mais il n’a pas (encore) songé à nous voler le temps (chut ! que personne ne lui souffle l’idée !) 

 « Longtemps je me suis couché de bonne heure » écrivait Marcel Proust mais c’était son libre choix. Or, voilà que la loi à présent nous y oblige. Rendez-vous compte de tout ce que vous auriez fait pendant cette heure qu’on nous vole depuis près de cinquante ans, soit deux jours entiers de la vie de ceux qui étaient nés en 1977. 

  Vous auriez pu dormir c’est-à-dire rêver une heure de plus, réciter à votre ami ou amie l’intégralité du sublime poème de Blaise Cendrars « La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France » : « J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance/ J’étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance/ J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares/ Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours/ Car mon adolescence était si ardente et si folle/ Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche ».

Vous auriez pu visionner « La Jetée » le court film déconcertant et inoubliable de Chris Marker (dont l’ « Armée des douze singes » de Terry Gilliam est un remake parfait mais beaucoup plus long !)

Vous auriez aussi pu pousser la porte d’un café, vous asseoir à une table et découvrir à la table voisine, coup de foudre, la femme ou l’homme de votre vie. 

En une heure, celle qu’on nous a volée, des politiciens moins insensés que ceux que nous avons élus auraient pu constituer un gouvernement pour la Région de Bruxelles et même boire une gueuze grenadine à la Mort subite pour fêter l’événement avant d’en venir aux mains.  Vous auriez aussi pu battre le record du monde de l’heure à vélo de Filippo Ganna. Nous avons été privés de 56, 792 km en une heure. 

D’après un sondage de la Dernière Heure, 7 Belges sur 10 seraient favorables à la suppression du système de changement d’heure, ce que le Parlement européen a voté il y a six ans…

Comme l’écrivait Vaclav Havel : « Le temps politique est un temps différent de celui que nous vivons dans le quotidien ».  

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J’AIME LES FILLES

   Le 8 mars, je n’ai pu m’empêcher de saluer la journée des femmes en chantonnant sans même y penser « J’aime les filles » à la manière (plus ou moins) de Jacques Dutronc. 

  Mais je me suis tu avant la deuxième strophe. Diable ! Si quelqu’un m’entendait…

A l’époque (1967), le disque avait caracolé en tête des hit-parades pendant des semaines. Elle était diffusée en boucle sur les ondes. Aujourd’hui, une radio peut-elle encore programmer cette chanson sans s’attirer les foudres d’associations et de personnalités bien pensantes ? 

Au début des années soixante, « Le Gorille » de Brassens était interdit d’antenne. Et aujourd’hui « J’aime les filles » ? 

D’abord, ce mot « filles » ? Ne doit-on pas dire « femmes » ? Jamais un président de la république française, un député, même un conseiller municipal ne commencerait plus un discours comme Giscard qui lançait fièrement « Bonchoir Madame, bonchoir mademoiselle, bonchoir monsieur » … 

Mademoiselle ? Le mot a été supprimé des documents administratifs par une très officielle directive du premier ministre français en 2012, Jean-Marc Ayrault. Remarquez, on pouvait l’appeler Ayrault sans ajouter Héroïne. 

Entretemps, en effet, l’orthographe inclusif.ve commence à décomposer les textes. Comme on réécrit les livres de Roald Dahl ou de Ian Fleming, on risque d’exiger bientôt de revoir les classiques avant d’autoriser leur réédition. Marcel Proust : « Longtemps, je me suis couché.e de bonne heure ». Corneille : « Jamais un.e envieux.euse ne pardonne au mérite » ou « Un.e menteur.euse est toujours prodigue de serments »… 

   Comme si la reconnaissance de droits ô combien légitimes devait systématiquement s’accompagner d’interdits, de contraintes ridicules, de censure. La liberté des femmes passe par la liberté tout court. 

   Une phrase qui aurait pu être signée d’Isabelle Blume. Justement, c’est l’occasion de se souvenir de cette immense dame, morte un 12 mars (en 1975). Femme politique, féministe, militante. Journaliste à La Vie ouvrière, elle avait été priée d’interrompre la campagne qu’elle avait lancée, « La démocratie conjugale », contestant la suprématie masculine dans le ménage. Elue députée en 1936 (alors que les femmes n’avaient pas le droit de vote), elle avait pris pour thème de son premier discours « A travail égal, salaire égal ». Une tribune qui lui a permis d’être le fer de lance de tous les combats féministes, l’égalité des pensions, des indemnités de chômage, l’accès des femmes à la magistrature (on vient de loin). Elle a été une des premières aussi à lutter contre le fascisme, en faisant des tournées dans des usines allemandes mais aussi en Espagne pendant la guerre civile.

Si elle était française, Isabelle Blume serait entrée au Panthéon en même temps que Joséphien Baker…

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