La petite vieille dans l’isoloir

Dimanche dernier, l’attente était interminable dans mon bureau de vote. Le jeune avocat qui présidait les opérations étalait sa connaissance du code électoral comme du sirop de liège sur une tartine : ça coulait de tous les côtés. Examen de la carte d’identité, vérification de la photo, recommandations, remontrances. Et conseils minutieux aux plus âgés dont le président semblait croire qu’ils votaient pour la première fois, grâce à son extrême générosité. Il régnait dans la file une atmosphère pré-révolutionnaire. La matinée risquait de se terminer dans le sang. La démocratie était sur le point d’être rayée de la carte de Belgique grâce à ce prétentieux imbécile. Seule la petite vieille devant moi attendait calmement – et debout. L’insurrection qui se préparait ne la concernait pas, pas plus que les semonces du président. Quel que soit le régime politique, les choses se passeraient comme elle l’avait décidé et pas autrement. Quand vint –enfin- son tour de passer dans l’isoloir, elle me prit sans manière par la main. « Venez m’aider » murmura-t-elle d’une petite voix ferme. Bien qu’un peu gêné, j’allais lui obéir lorsque le président s’interposa. « A votre place ! » glapit-il. «Le vote est secret!» C’en était trop. Les autres électeurs qui n’attendaient qu’un prétexte pour couvrir le président de goudron et de plumes et le balancer dans le canal de Willebroeck se seraient jetés sur lui si un assesseur n’eut la présence d’esprit de le ramener à sa place. « Je suis tout à fait perdue» gémit la petite vieille. «Non seulement, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont on vote avec cet écran télé où il n’y a même pas d’image mais je ne comprends rien à tous ces sigles: CdH, MR, SPa, Spirit, CD&V, c’est quoi ces animaux?
– Ne vous inquiétez pas. Ce sont les anciens partis repeints de neuf. Je vais vous donner la traduction.
– J’ai vraiment l’impression de vivre un cauchemar: m’être endormi dans un pays et me réveiller dans un autre. Depuis les dernières élections, le franc belge a disparu, comme la Sabena, ma banque, mon GB et mon Nopri. Et maintenant je dois voter pour des partis dont je n’ai jamais entendu parler. D’abord d’où viennent tous ces gens avec ces sigles bizarres? Ce ne serait pas des étrangers comme chez G.B., chez Fortis, chez Fina et à la BBL? Avec V.D.B., ça ne se serait pas passé comme ça! Ah! s’écria-t-elle soudain. J’en reconnais un! La F.N. Ma tante Marthe a travaillé là-bas dans le temps à Herstal. Quel soulagement de les savoir toujours présents! Puisqu’on a laissé partir tout le reste, gardons au moins la FN. Allez, votez pour eux. Hé! Où allez-vous?
– Je crois que vous devrez vous débrouiller toute seule. Le président insiste vraiment pour que je sorte !

Alain Berenboom

Mai 2003

Paru dans le journal LE SOIR