LE MAÎTRE DU SAVON

Quelques mois avant ma libération, j’héritai d’un nouveau compagnon de cellule, le précédent étant mort peu auparavant sans avoir jamais desserré les dents. « Piotr », se présenta-t-il sobrement. Quelqu’un qui l’avait croisé dans un autre établis­sement m’apprit que Piotr purgeait une lourde peine, quinze ou vingt ans, il ne s’en souvenait pas au juste, ni des motifs de sa condamnation.

Piotr étala ses affaires en prenant soin de ne pas toucher aux miennes. Je remarquai qu’il ne pos­sédait aucun des trésors vulgaires que transportent les autres détenus. Ni posters bariolés, ni photos suggestives. De son sac, il extirpa juste une dizaine d’objets blanchâtres et pâteux qu’il disposa avec délicatesse sur la tablette. Plongé dans un journal, je fis mine de ne pas m’intéresser à son manège tout en le surveillant du coin de l’oeil. « Dis-moi, demanda-t-il sans se retourner tout en continuant à ranger, le savon est à volonté ici? »

En d’autres temps, l’auteur d’une question aussi saugrenue serait mort de honte sous mes sarcasmes­. Mais, depuis ma déchéance, j’avais appris à ne plus brusquer mes interlocuteurs. Cachant ma surprise, je l’informai de l’accès aux robinets et de l’horaire des douches.

« Non, non, m’interrompit-il, parle-moi de la four­niture des savons. Seul le savon m’intéresse. »

Je sortis un pain de savon de ma trousse et le lui tendis avant de reprendre ma lecture. Il l’agrippa avec l’avidité d’un oiseau de proie. « Dis ton prix! s’écria-t-il la voix haletante, ce que tu veux…

Cette fois, je déposai mon magazine, quittai ma couchette et m’approchai de la tablette. En me voyant bouger, Piotr fit glisser le savon dans sa poche avec la dextérité d’un magicien et se précipita à ma rencontre, prêt à protéger de sa vie son précieux patrimoine.

– Du calme! » Je fis deux pas en arrière, les mains levées. « Mon savon est à toi, cadeau. Mais explique-moi ce que tu vas en faire. Ce n’est pas un secret, tout de même? » Il hocha la tête quelques instants puis se décida.

– Voici un canard, dit-il en soulevant la première masse blanchâtre qui reposait sur la planchette et en l’agitant sous mon nez. Ici, un tram, un revolver, une canne à pêche, la tête du directeur, une lime. Et là, mon chef d’œuvre, le code pénal. »

Il empoigna la plus grosse masse qu’il tint à deux mains avant de la redéposer avec délicatesse.

Se moquait-il de moi? Ces yeux fixes, ces lèvres pincées, ce ton pédant… Non, il n’y avait pas une once d’humour chez ce type-là. Il pensait vraiment avoir fabriqué un canard, un livre, un tram alors que ces choses informes semblaient venir d’une autre planète, de la gelée de Mars, des créatures molles abîmées par leur entrée dans l’atmosphère. Cette fois, je ne pus me retenir.

– Oh, un artiste! m’écriai-je. Un jour peut-être, on t’appellera le maître du savon!

– Oui, se rengorgea-t-il sans percevoir mon ironie. J’ai mis au point une technique absolument unique. Je mouille le savon puis je le travaille avec les doigts. Gravure sans instrument. Tout à la main. »

D’un grand geste cérémonieux, il désigna ses pauvres statuettes comme s’il saluait un rang de handicapés méritants dressés sur une estrade pour recevoir leur médaille.

Dans le long silence qui suivit, mon regard s’attarda sur les tristes objets, le tram, un pain de savon tout de guingois, la lime, une maigre carotte sale, la tête du directeur, un amas grotesque, informe, inquiétant. Une impression étrange m’envahit peu à peu, un je ne sais quoi d’infini, de morbide et de puissant, cette angoisse que ressent l’explorateur lorsqu’il tombe en pleine jungle sur le totem barbare d’un dieu inhumain. Sans prendre la forme d’un tram, d’une lime ou d’une tête, les savons gravés commen­cèrent à évoquer l’âme de ces objets ou plutôt cette partie de leur âme la plus diabolique, la plus tourmen­tée, la plus pathétique. Un froid étrange me glaça le sang. J’étais sur le point de découvrir une vérité inouïe quand le maton surgit au beau milieu de la cellule pour nous emmener au réfec­toire.

Quand nous revînmes une heure plus tard, la collec­tion de savons avait disparu. Piotr fixa la tablette vide puis il se jeta tête en avant sur la porte métallique en poussant des hurlements de bête blessée. Je tentai de le retenir mais autant éteindre un incendie avec une cueiller.

« Qu’est-ce c’est ce raffut? » Le guichet s’ouvrit brutalement. « Au trou, tous les deux! »

– Mes savons! hurla Piotr. Mes savons, nom de dieu!

Le maton se tourna vers moi avec un air excédé.

– Explique à ce fou furieux que, dans cet établis­sement, chacun à droit à un savon, un seul! Il se croit au Hilton, ou quoi?

Piotr se remit à gueuler de plus belle. Des autres cellules, des cris se mirent à fuser, des injures. L’atmosphère se gâtait.

« Et puis zut! » s’écria le maton, soucieux d’éviter une mutinerie générale, « Tu veux tes vieux savons? Les voilà! » Il brandit le Code pénal, la plus monstrueuse oeuvre de Piotr, et le poussa d’un geste brutal à travers la fente étroite de la porte. Il fallut un temps infini pour que la masse passe du couloir dans la cellule, perdant au passage plusieurs couches qui tartinèrent les arêtes du guichet, avant de se casser en mille morceaux sur le sol de béton. Le maton n’eut pas le temps de retirer son bras. Piotr l’empoigna et le tira à travers le guichet. Il est impossible bien sûr de faire passer le corps d’un être humain par une si petite ouverture. Scientifi­quement impossible. Et pourtant, ce qui restait du maton, et qui n’avait plus rien d’humain, se retrouva dans la cellule, une masse sanguinolante à peine plus iden­tifiable que les statues du maître du savon.

Intervenir? Terré sur ma couchette, je fis le moins de bruit possible, tentant d’étouffer les gémissements qui montaient de ma gorge. Mais Piotr était bien trop affairé pour s’occuper de moi. Il mouilla les morceaux de son Code pénal et en barbouilla les restes du gardien avec le calme du professionnel puis il entreprit de les faire repasser dans le couloir, toujours à travers l’étroit guichet.

« Tu vois, me dit-il quand un bruit flasque annonça que le corps du gardien était retourné dans son univers, tout en étant immuables, les règles du code pénal font preuve d’une souplesse qui m’ont toujours émerveillé!

 

Alain Berenboom

Mes Mais 68

Mai 68, parlons-en. J’ai le souvenir d’un rêve, d’une folle sarabande.
Je ne parle pas des barricades ni des pavés. Ni des meetings enflammés ni des nuits de fête et de la baise à gogo. Tout ça, c’était pas pour moi. J’en avais rien à cirer, moi, de ces étudiants, de ces fils et de ces filles à papa, qui s’habillaient en prolos pour aller casser la gueule des flics (tiens, de vrais prolos, ceux-là !) au nom du peuple ou de je ne sais plus très bien quoi.
Rien à faire non plus de tous ces travailleurs qui avaient trouvé l’occasion de faire repos général, machines en panne pour revendiquer l’impossible. Juste pour le plaisir de faire chier. Sans savoir qu’ils vivaient le bref instant d’une époque sans chômage.
Mai 68, pour moi, c’est le boulot. Le moment où j’ai travaillé avec le plus de liberté, de plaisir et d’efficacité. Pendant que tous les autres jouaient à on arrête tout et on ne recommence plus, moi je suais comme un malade, parcourant des centaines de kilomètres, portant des colis sur mon dos pire qu’un baudet. La semaine de quatre-vingts heures au moins. Je me suis même demandé si je n’étais pas le seul, le dernier travailleur de France. Dites donc, si j’en avais parlé à un journaliste, peut-être que de Gaulle il m’aurait donné la médaille ? Et ils m’auraient exhibé à la télé comme un modèle face à tous ces paresseux, tous ces glandeurs.
Evidemment, j’aurais été mal si Mon général, il m’avait demandé, en m’épinglant la médaille sur ma poitrine, dites donc, mon ami, quel est votre secret ? Quel est ce boulot que vous aimez tant ? Difficile de répondre : moi, mon général ? Eh bien, je joue du surin pendant que les autres se dorent au soleil du printemps.
Au fond, je me fais peut-être des idées. Général, c’est un peu le même métier que moi mais en plus grand.
Oui, pour nous tueurs, mai 68, ç’a été le temps béni. Sans un flic à l’horizon. Tous occupés à taper sur ceux qui ne travaillaient pas. Pas de risque. Pas de danger. Personne pour vous dénoncer. Plus d’essence pour vous poursuivre. Pas de voisins. Z’étaient en ballade à la recherche de l’aventure, alors que l’aventure se passait sur leur palier pendant qu’ils étaient absents. Ah ! Les cons !
Qu’est-ce que j’ai pu en tuer en mai 68… Mon meilleur tableau de chasse. Trois veuves, un colonel, deux banquiers, un buraliste, un marchand de vin. Et une podologue. Avec celle-là, tiens, j’ai eu des scrupules. Peut-on étrangler une podologue sans savoir ce qu’elle fait dans la vie ? Remarquez, je le lui ai demandé. Podologue, c’est quoi ? Un peu trop tard peut-être. Je serrais trop fort, je crois. Je contrôlais mal ma force à l’époque.
En sortant de la dame, j’ai vu à la télé une grande manifestation. Pour le retour du général de Gaulle. Contre la chienlit. Moi, je l’aimais bien mongénéral. Alors, j’y suis allé et j’ai chanté comme les autres la Marseillaise. A côté de moi, se trouvait un ministre. Blanc comme un rat, l’air perdu et malheureux. Depuis trois semaines, je me terre dans ma cave, il m’a avoué. C’est la première fois que je pointe le nez dehors. Il n’y a pas de danger, pensez-vous ? Je l’ai rassuré comme j’ai pu. Si quelqu’un s’attaque à vous, faites-moi confiance, il trouvera à qui parler ! Riez pas, j’étais drôlement musclé. Et le type me faisait vraiment de la peine. La manif a été un succès. On braillait à tue-tête, on se donnait le bras. On réoccupait le pavé. Et on a fini la journée dans un bistrot. C’est lui qui a insisté, remarquez. Moi, ça me gênait un peu. Vu que les petites affaires de la podologue étaient dans la poche de mon imperméable et que j’avais pas envie qu’elles glissent sur la table. Bref, de fil en aiguille, on est devenu les meilleurs potes du monde. Comme je lui ai raconté que j’étais sans boulot (j’allais pas lui avouer…), il m’a fait entrer dans son cabinet comme chauffeur et aux élections, je suis devenu son suppléant. T’es le seul à qui je peux faire confiance, il a insisté car j’étais un peu réticent à entrer dans ce monde-là. Ce qui m’a décidé c’est quand il a ajouté : t’es le seul qui veut pas me faire la peau. Mes amis politiques, ils sont tous prêts à me planter un couteau dans le dos.
J’ai attendu deux ans avant de le suicider. Et de le remplacer. Il m’a fallu encore un peu de temps pour devenir ministre. Maintenant, je peux voler et tuer tranquille. Et pourtant, vous savez quoi ? Je donnerais tous les ors de la république pour retrouver la liberté de mes journées de mai 68. Bon, je vous laisse, j’ai un discours, là. L’inauguration d’une prison, je crois.

Alain Berenboom