LE ROI DU CONGO – chapitre premier

3 avril 1948 – Bruxelles

L’Afrique, je croyais la connaître : j’avais dévoré les aventures de Tintin au Congo. Mais les trois Noirs assis devant moi eurent vite fait de me détromper. Où étaient passés les braves
garçons en pagne, souriants et respectueux, qui s’inclinaient devant le petit reporter belge et son chien en l’appelant humblement bwana ? Depuis qu’ils avaient mis les pieds dans
mon bureau, ces trois gaillards n’arrêtaient pas d’échanger des remarques désobligeantes en contemplant mon local d’un air consterné, et quand j’ouvrais la bouche, au lieu de
m’écouter, ils s’interrogeaient ouvertement sur mes capacités de détective privé. Non, missié, ces gars-là ne ressemblaient en rien aux bons nèg’ de Tintin ! Oh, non ! Hergé avait-il trompé
ses lecteurs ou ne connaissait-il rien aux nains ? Car – ai-je oublié de le préciser ? – mes Noirs étaient des nains. Trois nains bavards et arrogants. Surtout le troisième, une femme,
semble-t-il, mais je n’oserais le jurer.
« Quel est votre tarif ? » demanda-t-elle d’un ton suspicieux.
Ma réponse la laissa perplexe. Son regard fit le tour de la
pièce.
« Hé bien ! soupira-t-elle. À ce p’ix-là , je compwends que la clientèle soit rare…
– Disons que je n’investis pas ma fortune dans la décoration, si c’est ce qui vous préoccupe. »
Les nains secouèrent gravement la tête. Et ils se mirent à parler entre eux dans leur sabir, m’ignorant une fois de plus, ce qui me laissa un peu désemparé. Pourtant, des nains, j’en
ai connu. Un clown de cirque m’a chargé de filer la femme obus et un petit banquier, d’espionner ses subordonnées pour vérifier s’ils se moquaient de lui. Mais, trois nains à la fois – et congolais – jamais. Non, jamais.
Pendant qu’ils palabraient, j’essayai de prendre un air dégagé. Détendu, sarcastique, un peu distant. Une attitude qui m’a toujours réussi avec les clients. Cette fois, mon expression puait
la pose. À qui la faute ? À l’école, on nous avait tout appris sur le Congo : l’oeuvre civilisatrice de Léopold II, l’audace de Stanley, mélange de brutalité et d’extrême politesse (« Mr Livingstone, I
presume ? »), les extraordinaires richesses de la colonie que Dieu nous a données pour notre bien-être et celui des sauvages, les bienfaits de nos missions, dispensaires, écoles et tout ça.
Mais personne n’a songé à m’enseigner la façon de m’adresser aux indigènes. Face à des Noirs, comment se comporter ? Les fixer droit dans les yeux ou détourner le regard ? Prendre un
ton sérieux ou risquer une petite plaisanterie ? Parler blanc ou petit-nègre ? Les appeler « monsieur » (malgré la dame – qui n’en était peut-être pas une) ou les tutoyer ?
Sur ces entrefaites, Anne poussa la porte. Ma future fiancée (j’avais du mal à me déclarer) travaillait au rez-de-chaussée, dans le salon de coiffure de monsieur Federico, le propriétaire
de l’immeuble. Federico, l’art du cheveu, proclamait l’enseigne qui barrait la façade, écrasant ma petite plaque de simili-cuivre Michel Van Loo, détective privé ( difficile de se plaindre avec quelques loyers en retard.)
« Pardon, je ne savais pas…
– Tu ne déranges pas. Au contraire. Entre ! Une des mes meilleures collaboratrices », annonçai-je avec un soupir de soulagement. Si je croyais avoir trouvé enfin le moyen de les impressionner, je fus vite détrompé.
« Alors, comme ça, c’est vous la fameuse Anne ? » s’écria la naine.
On savait donc tout de moi au centre de l’Afrique ? Mes enquêtes, mon tarif, ma vie privée ? Prise au dépourvu, Anne éclata de rire. Un grand sourire illumina la face de la petite Noire, découvrant des canines sciées façon vampire.
« M’sieur Jacques et M’dame Louise nous ont beaucoup pawlé de vous.
– Oui. Pa’aît qu’à l’agence, c’est vous qui powtez la culotte ! intervint l’un des nains en rigolant comme un bossu. Ah, ça ! On est sac’ément content de vous ’encont’er !
– Sac’ément ! » renchérit l’autre, un petit renfrogné qui portait des lunettes d’écaille noires du même modèle que celles du prince héritier Baudouin.
Tandis qu’ils se fendaient la pipe, je tendis à Anne la lettre de notre ami Jacques Van Tieghem. À l’époque où nous l’avions connu, Jacques travaillait à la police de Bruxelles. Le meilleur des hommes, sans doute trop idéaliste pour ce boulot qui le déprimait. Quand l’administration avait créé un département de la Sûreté nationale dans la colonie, il avait sauté sur l’occasion, tout plaqué sans hésiter. Et, avec Louise, sa femme, rêvant comme lui d’aventures, ils avaient quitté la
métropole qui les étouffait, son atmosphère délétère et les règlements de comptes de la Libération. Depuis, nous étions sans nouvelles d’eux ou presque. Une carte à Noël, une autre
pour notre anniversaire. À peine quelques mots pour expliquer que le travail les absorbait tant qu’ils ne trouvaient pas le temps d’explorer le pays et qu’ils nous raconteraient « tout ça » plus
tard. Un « plus tard » sans cesse remis jusqu’à l’arrivée des trois guignols. Dans sa courte lettre, Jacques me proposait de m’expliquer enfin « tout ça » de vive voix. À Léopoldville.
« Viens vite, écrivait-il. Bras dessus, bras dessous avec Anne.
Immense envie de vous revoir tous les deux et de vous faire
visiter notre empire. Petit boulot à la clé. » Terminant – avec
une certaine inconscience : « Pour ce qui est de tes honoraires,
tu préciseras tes conditions à mes amis. D’avance, c’est oui. »
Ses amis ? Pourquoi diable charger des indigènes de porter
son message en mains propres jusqu’à Bruxelles ? Et la poste,
alors, on ne lui fait plus confiance ?
« Vous êtes des… heu… collaborateurs de Jacques Van
Tieghem ? » demandai-je prudemment.
La femme se mit à rire, agitant son inquiétante denture.
« Pou’quoi pas ? »
Mal à l’aise, j’abandonnai ma chaise, ouvris la fenêtre et
m’appuyai contre la tablette dans une attitude qui se voulait
nonchalante et décontractée.
« Allez, les gars ! Donnez-moi quelques détails sur cette
invitation. Je n’ai pas de temps à perdre. D’autres affaires
m’attendent », ajoutai-je en évitant le regard moqueur
d’Anne.
Avant de me répondre, le bigleux jeta un coup d’oeil à ses
compagnons puis remonta ses lunettes royales sur son nez.
« M’sieur Jacques tient à vous donner pe’sonnellement
toutes les explications. Disons qu’il a besoin de vos conseils,
su’tout les vôt’, m’dame Anne, dit-il en inclinant légèrement la
tête vers mon amie, pa’ce que les choses, comme qui di’ait, ne
touwnent pas wond chez nous. »
Quel événement grave s’était produit là-bas pour qu’il
m’envoie ces personnages ? J’insistai, en vain.
« Considé’ez que nous twavaillons pour missié Jacques, finit
par lâcher la petite dame. Mais c’est un sec’et.
– Magnifique ! Les choses évoluent enfin dans la colonie ! »
Un silence gêné suivit ma réplique. Le bigleux me reprit
avec un sourire forcé.
« Ne vous faites pas des idées… D’apwès le gouve’neu’
généwal, le pays comptait 5 609 évolués à la fin de 1947. Mais
pas nous !
– Le jou’ où les Pygmées se’ont considéwés comme des
évolués, les poules auwont des dents et le Congo un pwésident
tout noi’! » coupa la naine.
Le bigleux poursuivit :
« Voilà pou’quoi nos liens avec M’sieur Jacques doivent
demeuwer discrets.
– Il a déjà assez d’ennuis comme ça, intervint le troisième.
Vous comp’enez ? »
J’inclinai la tête. Mais non, je ne comprenais pas. Et
j’ignorais tout des difficultés de Jacques. À lire ses cartes
postales, il ne se passait rien au Congo que ce que racontaient
les journaux : une colonie opulente et paisible où les Blancs
s’enrichissaient facilement en apportant aux Noirs Dieu,
vaccins et civilisation.
« Nous repawtons demain, reprit la petite dame. Dans
combien de jou’s serez-vous pwêts ?
– Comme vous y allez ! Vous voilà à peine dans mon bureau
que je dois mettre la clé sous le paillasson et voguer avec vous
vers le centre de l’Afrique ! »
L’idée que j’hésite ne les avait pas effleurés. Devant mon
manque d’enthousiasme, la naine se tourna vers Anne.
« Je ne sais pas ce que décidera Michel Van Loo, dit Anne
en levant les bras au ciel. Mais ne comptez pas sur moi, je
regrette. Dans notre couple, l’évolué c’est lui. Lui, qui monte
sur scène, qui fait les tours et qui a droit aux applaudissements
du public. Moi, je travaille en coulisses. Je m’occupe de la
technique. Je ne suis que la coiffeuse. Mon patron ne sera
d’ailleurs jamais d’accord de me laisser partir. Une de ses
shampouineuses vient de lui annoncer qu’elle est enceinte. On
a du boulot jusqu’au-dessus de la tête.
« M’sieur Jacques insistait beaucoup sur vot’ p’ésence,
m’dame Anne. Des deux, il pawaît que c’est vous, la tête.
– Et Michel, les jambes, répondit Anne. C’est le plus
important ! Les détectives privés sont comme les artistes : 90 %
de transpiration, 10 % d’inspiration. Les 90 %, c’est lui ! »
Après le départ des trois monstres, je me laissai tomber sur
ma chaise et m’éventai avec mon bloc de papier. Anne me
contempla avec un sourire ironique.
« Tu m’enverras des cartes postales ? »
Je me grattai le crâne, tiraillé entre des sentiments
contradictoires. L’envie de revoir Jacques, de répondre à son
appel, qui me donnait l’occasion de découvrir le vrai visage
de notre colonie – et de manger à ma faim. En même temps
qu’une certaine confusion à la perspective de me perdre au
centre de l’Afrique.
« Que se passe-t-il, Michel ? Ne me dis pas que ces Noirs te
font peur ? » ricana Anne.
Je hochai la tête. Peur ? Non. Ils me mettaient mal à l’aise. Et
pas seulement à cause du contraste entre leur taille d’enfant et
leur expression d’adultes cyniques. Difficile d’analyser la cause
de mon trouble si je ne le comprenais pas moi-même.
« T’es aux abonnés absents ? »
D’un geste excédé, je frappai la table du plat de la main.
« Assez de blabla ! Viens boire un verre.»
Je me levai, pris mon chapeau et mon imperméable. Anne
resta obstinément assise.
« Monsieur mène le bal ? Il ne demande pas si Madame
a soif ? Et si elle a envie de participer aux libations de
Monsieur ? »
Et elle sortit, en claquant la porte.
Le volet de son officine descendu et sa pharmacie fermée à
double tour, Hubert vint me rejoindre à la terrasse de la place
des Bienfaiteurs où je sirotais une gueuze grenadine sous les
marronniers en fleurs. Je résistai à l’envie de me plaindre de
l’attitude d’Anne.
« Tiens, goûte ça, Michel. Et dis-moi franchement ce que
tu en penses. »
Hubert me tendit un récipient en verre brun à gros ventre
sans étiquette. Sans un regard vers le garçon qui tournait
autour de nous avec l’envie de rappeler que le pique-nique
est interdit dans l’établissement. L’odeur faillit m’étouffer,
mélange contre nature d’amandes amères, d’esprit de sel et de
litière de chat. Pas dégoûté, le serveur finit par s’approcher.
« Et, avec ça, vous boirez kâ même quelque chose, monsieur
Hubert ? »
Le pharmacien bredouilla quelques mots incompréhensibles,
du polonais sans doute – sa langue natale. Comme le serveur
ne bougeait pas, il se résigna à commander de l’eau de Seltz
et deux verres.
« Un seul suffira, Gustave, fis-je en levant ma gueuze
grenadine.
– Deux », insista Hubert.
Lorsque le siphon fut sur la table, il mélangea l’eau avec
quelques gouttes de sa mystérieuse mixture.
« Allez ! » m’encouragea-t-il.
Je m’exécutai et le vidai cul sec. Ce qui faillit me tuer.
« Ce machin titre combien ? croassai-je d’une voix passée au
papier de verre.
– Je ne sais pas. Quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq degrés,
pas plus.
– Un médicament pour les cas désespérés ? »
Hubert émit un hoquet de protestation.
« Alcool de poire, quetsche, vodka et rhum avec un soupçon
de rhubarbe, tous distillés par moi. Produits naturels garantis.
Ton avis de connaisseur ? Honnêtement. »
Je repris une gorgée de gueuze avant de lui répondre, étonné
d’entendre à nouveau le son de ma voix.
« Ton invention a de l’avenir. Tu as entendu parler de l’Otan,
cette nouvelle organisation internationale mise sur pied par
les Américains pour combattre les cocos ? Ton arme devrait
les intéresser, surtout depuis le coup d’État qui vient de porter
les rouges au pouvoir en Tchécoslovaquie. Un bombardement
de la Bohème et de la Moravie avec des tonneaux de ton
médicament et il ne restera rien de l’Armée rouge. Ta boisson
va entrer dans l’Histoire : l’arme secrète qui a permis d’effacer
le coup de Prague et empêché l’Europe de basculer dans le
camp soviétique. »
Hubert haussa les épaules et vida un verre de son explosif
sans m’en offrir.
« Parlons de toi, fit-il l’humeur sombre en caressant la
bouteille. Et de tes ennuis. Tu as ta mine des mauvais jours. »
Je lui racontai la visite des envoyés de Jacques sans rien
cacher de mon attitude. Hubert hocha la tête.
« Pourquoi ces Noirs t’ont-ils mis si mal à l’aise ? »
Je fis la grimace.
« Je ne sais pas. Leur côté sales gosses arrogants, peut-être? » Après un silence, j’ajoutai : « Tu trouves ma réaction
anormale ?
– Normal ? Anormal ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » Hubert
grimaça un sourire. « Il n’y a pas si longtemps, quatre ans à
peine, homosexuels, malades mentaux, handicapés, juifs, gitans
étaient considérés comme des êtres anormaux, à éliminer,
comme les cafards, les rats, les petits et les noirauds. Tous
ceux qu’Hitler détestait. Seuls les moustachus ont échappé à
l’élimination. Mais de peu. D’ailleurs, il a fini par tuer de sa
propre main le moustachu qu’il haïssait le plus. Heureusement,
c’était le pire d’entre eux. »
Je fis signe au serveur de m’apporter une autre bière. Quand
Hubert se lançait dans ce genre de conversation, j’avais besoin
d’une bonne dose pour le suivre. Et pour trouver la porte de
sortie de son labyrinthe. Déjà, j’avais perdu le fil.
« Les moustachus, les pédés, Hitler. Dis-moi, Hubert. On
ne s’éloigne pas un peu du sujet ? »
Hubert prit la bouteille d’eau de Seltz et m’envoya une
giclée d’eau minérale. Il détestait être interrompu au milieu de
ses raisonnements byzantins.
« Ce que j’essaye de te dire, c’est que beaucoup de Blancs ont
un rapport bizarre avec les Africains, reprit Hubert. Les petits
chefs, trop heureux d’imposer impunément leur despotisme,
les envieux qui sont convaincus que les Nègres en ont une
plus grosse qu’eux… »
Pendant que je frottais mon pantalon, il poursuivit son
discours.
« … Ils se prennent pour des cow-boys et écrasent tous
ceux qui se mettent en travers de la route qui les mène à l’or,
au cuivre et à l’uranium. Tu sais, on est toujours le Nègre de
quelqu’un.
– C’est un juif qui dit ça ?
– Parce qu’il comprend ce genre de choses…
– Sans le savoir, tu viens de mettre le doigt sur quelque chose
d’intéressant. Tu connais Jacques comme moi. Impossible de
l’imaginer dans la peau d’un de ces petits chefs, même à l’égard
d’un anthropophage.
– Quand tu débarqueras au Congo, tu seras étonné de
découvrir comme la colonie peut changer les gens. De braves
types ici, bons pères de famille, obéissants fonctionnaires, se
transforment là-bas en bêtes sauvages.
– Tu sais ? Grâce à toi, l’invitation de Jacques commence
à me titiller. Je ferais volontiers un saut en Afrique centrale
rien que pour le plaisir de prouver que tes grands discours
emphatiques sonnent aussi creux que ceux de notre grand
homme, Paul-Henri Spaak, à la tribune des Nations unies.
– Vas-y ! Ça te permettra d’apprendre la recette de la
supériorité des Noirs sur le plan sexuel ! Et de percer leurs
secrets en dansant la rumba au son des congas. Au retour,
tu connaîtras tous les trucs pour réussir enfin à ensorceler ta
chère Anne !
– La rumba ? Tu confonds le Congo avec Cuba, mon pauvre
Hubert. Peu de chance, hélas, de croiser Carmen Miranda à
Léopoldville. »
Je ne sais comment, je réussis à revenir à mon bureau
sans trop zigzaguer. Le salon de Federico était fermé et les
lumières éteintes. Je gravis nerveusement les escaliers qui
menaient à mon refuge poussé par le vague espoir qu’Anne
m’attendait dans un déshabillé vaporeux, prête à me consoler
après la scène qu’elle m’avait faite. Peine perdue. Mon bureau
était vide, sombre et froid. Par la fenêtre ouverte, la fumée
d’une usine voisine avait imprégné les dossiers, les livres, les
papiers et les meubles d’une odeur âcre et humide. J’allumai
le gaz pour me préparer un Nescafé. Le pot traînait sur la
table, ouvert depuis des mois. Que le destin décide de mon
sort ! Si mon estomac résistait au café en poudre, j’étais prêt
à affronter le Congo. S’il se vidait dans le lavabo, mieux valait
renoncer à l’aventure. Un homme qui ne digère pas le Nes’ ne
supportera pas l’Afrique.
Je me laissai tomber dans le fauteuil, respirant la puanteur
ambiante. Je n’avais pas la force de fermer la croisée. D’après
ce qu’on dit, là-bas, les odeurs vous prennent à la gorge. La
forêt, les fauves, la saleté. Ça ne pouvait être pire que le parfum
de Bruxelles une nuit de printemps. J’avalai une gorgée du
breuvage. Immonde. Mon plombier m’avait prévenu : les
canalisations en plomb n’amélioraient pas le goût du Nescafé.
Je vidai le reste de la tasse dans l’évier. Malgré les gargouillis
de mon ventre, mon estomac semblait tenir le coup. Le destin
avait donc choisi pour moi : Inch Allah ! En route pour la
colonie ! Mentalement, je passai en revue l’équipement dont
j’aurais besoin :
– un casque colonial,
– une malle avec cadenas,
– des vaccins (voir avec Hubert),
– des habits légers qui protègent de la transpiration
(voir avec Anne),
– des romans sur l’Afrique centrale pour comprendre
la mentalité de ces gens,
– de la verroterie ? (les indigènes s’y laissent-ils
encore prendre ? se renseigner),
– des produits contre les moustiques, les serpents,
les mouches tsé-tsé, etc. (voir avec Hubert),
– un maillot de bain (malgré les crocos ?),
– un appareil photo,
– un plan de Léopoldville, avec indication des cafés
qui débitent de la gueuze,
– le nom d’une personne de confiance (ne pas
dépendre seulement de Jacques surtout s’il se méfie
de ses collègues),
– une mousti…
Un son inhabituel me réveilla une ou deux heures plus tard.
Vaincu par la fatigue, je m’étais endormi sur ma table de travail.
La tête lourde, la langue pâteuse, le cou raide, je dus faire un
grand effort pour me redresser. D’où venait le bruit qui avait
troublé mon sommeil ? Un silence tranquille régnait dans la
maison. Avais-je rêvé ? Mes yeux se refermaient lorsqu’un léger
frôlement me figea sur place. D’un doigt tremblant, je pressai
le bouton de la lampe de bureau. Elle ne portait pas au-delà
de la table. La lueur rosée de la lune jetait une pauvre lumière
perlée à travers la fenêtre. Dans une semi-obscurité, je tentai
de scruter le sol, les meubles, les recoins. Rien jusqu’à ce que
revienne soudain comme en écho le mystérieux frottement,
plus étouffé, plus sournois. Un son à peine perceptible qui
me glaçait le sang, répondant à un signal d’alarme allumé à
l’extrême limite des âges, à l’époque où j’étais un homme des
cavernes. Instinctivement, je restai immobile alors que mon
cerveau me commandait de m’enfuir à toutes jambes. Le
chuintement que faisait la chose quelque part sur le plancher
évoquait le difficile déplacement d’un fantôme portant un
suaire imbibé d’eau. L’éclat de la lampe m’aveuglait. Lorsque
je l’éteignis, je discernai un éclat métallique se mouvant
lentement sur la carpette avec une allure de conspirateur. Le
ventre noué par la peur, les muscles paralysés, mon coeur se
mit à battre furieusement. Et le Nescafé, si sagement blotti
au fond de mon estomac, décida brusquement de quitter son
nid. Écartant mon fauteuil, je courus jusqu’au lavabo mais le
Nes’, plus rapide, jaillit de ma bouche, arrosant au passage la
gueule du serpent qui se dressait sur mon passage. La suite de
la scène se déroula en une seconde. Avec un réflexe qui aurait
ébloui d’Artagnan, j’attrapai le tisonnier, l’abattis sur la petite
tête monstrueuse, et, sans lâcher mon arme, j’ouvris la porte,
dévalai les escaliers quatre à quatre jusqu’à la rue pour tomber
pratiquement dans les bras de deux policiers qui faisaient leur
ronde à vélo.
« Un serpent ! » hurlai-je en dressant le tisonnier au-dessus
de leurs têtes.
Les deux pandores se regardèrent. Devaient-ils appuyer
sur les pédales pour fuir le fou furieux qui essayait de les
assommer ou lui passer la camisole de force ? Le sens du
devoir finit par l’emporter. Descendant de leurs bicyclettes, ils
me désarmèrent avant de grimper avec une belle conscience
professionnelle dans mon bureau, convaincus d’y trouver au
moins un cadavre, et plus avec un peu de chance. Renonçant
à les suivre, je m’assis sur le bord du trottoir, la tête dans les
bras, essayant de reprendre un peu mes esprits